mardi 29 décembre 2009

Nous qui avons toujours vécu au château...(VII)



Devant chez Stella il y avait une fissure sur le trottoir. il y avait une petite brèche, qui ressemblait à un doigt pointé ; cette petite brèche avait toujours été là. D’autres traces existaient dans la ville, comme l’empreinte de la main de Johnny Harris au bas d’un mur de la mairie, ou bien comme les initiales des garçons Mueller sur le porche de la bibliothèque. Elles dataient d’une époque dont je me souvenais parfaitement, j’étais à l’école élémentaire quand la mairie a été construite. Mais la fissure devant chez Stella avait toujours existé, tout comme Stella avait toujours existé. Je me souviens que j’ai fait du patin à roulettes sur ce trottoir et avoir toujours fait attention à cette brèche, car je pensais que cela pourrait se retourner contre Mère. Je me souviens que j’y ai fait du vélo, aussi, les cheveux au vent. Les villageois ne nous ont pas toujours ouvertement détestés, mêms si Père pensait qu’ils étaient de la racaille. Mère m’a raconté, une fois, que la fissure était déjà là quand elle était encore une fille Rochester. Et donc, cette fissure était là quand elle s’est mariée avec Père et qu’elle est allée vivre à Blackwood. Je suppose que la brèche en forme de doigt pointé était aussi là quand on a construit le village avec de vieux morceaux de bois et que l’on a ramené ces horribles habitants pour remplir ces horribles bâtisses.

Après la mort de son mari, Stella, avec l’argent de l’assurance, avait acheté un percolateur et l’avait installé sur le comptoir en marbre. C’était la seule amélioration qu’elle avait apportée à son commerce, pour autant que je m’en souvienne. Constance et moi, nous venions souvent ici après l’école, y dépenser nos pièces de monnaie en bonbons. L’après-midi, nous achetions le journal pour que Père puisse le lire le soir venu. Nous n’achetions plus de journaux maintenant, mais Stella continuait à en avoir, et des magazines aussi, et des bonbons, et des cartes postales passées de la mairie.

« Bonjour Mary Katherine. » me dit Stella quand je m’assis au comptoir et posai mes commissions au sol. Quand je souhaitais la mort de tous les villageois, j’épargnais parfois Stella, parce qu’elle était peut-être la moins méchante du village. Et elle était la seule qui gardait un peu de couleurs. Elle était ronde et rose et quand elle portait une robe à motifs, elle arrivait à la garder colorée un moment, avant de sombrer dans la grisaille ambiante, comme les autres.

- Comment vas-tu aujourd’hui ? me demanda-t’elle.

- Très bien, merci.

- Et Constance Blackwood, comment va-t-elle ?

- Très bien, merci.

- Et lui, comment va-t-il ?

- Aussi bien qu’il est possible d’aller. Un café. Noir. S’il vous plaît.

Je préférais le café avec du lait et du sucre, c’est plus agréable, mais comme je venais ici par défi, je ne m’accordais que le minimum.

Si quelqu’un d’autre arrivait et venait s’asseoir au comptoir, je pouvais filer. Mais certaines fois je n’avais pas de chance. Ce matin-là, elle venait juste de me servir mon café quand une ombre s’est découpée sur la porte de l’entrée. Stella a levé la tête et a dit : « Bonjour Jim. » Elle est allée à l’autre bout du comptoir et a attendu, espérant sans doute qu’il vienne s’asseoir en face d’elle, et que je puisse quitter les lieux sans ennui. Mais c’était Jim Donell, et depuis le début je savais que ce serait une mauvaise journée. Certains habitants ont des visages que je reconnais entre mille et que je peux détester individuellement. Jim Donell et sa femme étaient de ceux-là. Ils nous détestaient délibérément, plutôt que de nous haïr, comme les autres, de cette manière morne et neutre, par habitude en quelque sorte. La plupart des gens seraient allés rejoindre Stella, à l’autre bout du comptoir, mais Jim Donell est venu droit vers moi et s’est assis sur le tabouret à mes côtés, aussi près qu’il le pouvait parce qu’il voulait, c’était évident, me gâcher ma journée.

« On m’a dit, en me regardant de biais, que vous allez déménager. »

Je voulais qu’il ne fût pas assis aussi près de moi. Stella se rapprocha de nous, et je voulais qu’elle lui dise de se déplacer pour que je puisse quitter les lieux sans avoir à le toucher.

« On m’a dit que vous allez déménager , répéta-t-il de son ton docte.

- Non, fut ma réponse, et c’est bien parce qu’il fallait que je lui réponde.

- C’est amusant, a-t-il rajouté en regardant Stella et moi ensuite, on m’a dit que vous alliez déménager.

- Non.

- Un café, Jim ? demanda Stella.

- Qu’est-ce que tu en penses, toi, de cette histoire ? Qui pourrait bien me dire qu’ils vont bientôt déménager, alors que ce n’est pas le cas ? » Stella haussa les épaules et essaya de ne pas rire. Je remarquai que ma main déchirait la serviette en papier posée sur mes genoux, en petits morceaux. J’essayais de rester calme. J’essayais d’en tirer une leçon : être plus gentille avec Oncle Julian quand je verrai un morceau de papier.

« Comment peut-on savoir d’où viennent les rumeurs ? », dit Jim. Peut-être qu’un jour très prochain, Jim Donell allait mourir, peut-être était-il en train de pourrir de l’intérieur et que cela allait le tuer. « As-tu entendu une telle rumeur en ville ? », demanda-t-il à Stella.

« Laisse-la tranquille. » dit Stella.

Oncle Julian était un vieil homme et il était en train de mourir, et cela plus sûrement que Jim Donell, Stella ou n’importe qui d’autre. Le pauvre Oncle Julian était en train de mourir et je me suis promise d’être plus gentille avec lui. Nous ferions un pique-nique sur l’herbe. Constance apporterait son châle et le poserait sur ses épaules et je m’étendrais sur l’herbe.

« Je n’embête personne, Stell. Est-ce que je suis en train d’embêter quelqu’un ? Je suis juste en train de demander à Mary Katherine Blackwood comment ça se fait qu’au village on dise qu’elle et sa grande sœur vont s’en aller. Vont déménager. Vont aller ailleurs pour vivre. » Il tourna son café, du coin de l’œil je pouvais voir sa cuillère tourner, et tourner, et tourner, et encore tourner, et j’avais envie de rire. Il y avait quelque chose de tellement stupide dans sa façon de tourner sa cuillère dans son café tout en parlant sans cesse. Je me suis demandée s’il arrêterait de parler si je me saisissais de sa cuillère. Mais très certainement, cela ne fait aucun doute, qu’il me jetterait son café à la figure.

« Aller ailleurs. », dit-il tristement.

« Mais laisse tomber. », lança Stella.

J’écouterai Oncle Julian avec beaucoup plus d’attention quand il racontera ses histoires. Je lui rapportais des peanuts brittle, c’était un bon début.

« J’étais tout retourné à l’idée de penser que notre village allait perdre une de ses plus vieilles familles. C’était trop triste. », continua Jim. Il se retourna quand la porte s’ouvrit et que quelqu’un d’autre franchissait le seuil de la porte. Je regardais mes mains posées sur mes genoux et bien sûr, je n’allais pas me retourner pour voir qui entrait, mais Jim s’exclama « Joe », et je sus qu’il s’agissait de Joe Dunham, le charpentier. « Eh Joe, as-tu entendu parler de ça ? On dit un peu partout que les Blackwood vont s’en aller, et maintenant, Mary Katherine Blackwood, ici présente, vient juste de me dire, que ce n’était pas vrai. »

Il y eut un court silence. Je savais que Joe Dunham l’air renfrogné, regardait Jim, puis Stella, puis moi, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, essayant de comprendre ce qu’il venait d’entendre et préparant sa réponse. « Et alors ? » dit-il enfin.

« Ecoutez, vous deux. », intervint Stella, mais Jim était déjà retourné et ne la laissa pas continuer. Il avait étendu ses jambes pour m’empêcher de passer. Et il continua : « Ce matin, je disais aux villageois que c’était bien triste que les vieilles familles s’en aillent. Tu pourras me dire et à juste titre, que pour les Blackwood, ils s’en sont déjà allés. » Il rigolait et tapait de la main le comptoir. « s’en sont déjà allés.» Il était content de sa blague. La cuillère dans sa tasse ne bougeait plus, mais lui, il continuait à parler. « Un village perd vraiment quelque chose quand les vieilles personnes de qualité s’en vont. Alors que n’importe qui pourrait plutôt penser, dit-il très lentement, qu’elles étaient indésirables.

- Tu as tout a fait raison, dit Dunham avec son gros rire.

- La façon dont ils vivent dans leur maison de qualité, avec leur clôture, leur chemin particulier et leur mode de vie, élégant. »

Il ne pouvait s’arrêter de parler que quand il était fatigué. Quand Jim Donell pensait à quelque chose, il fallait qu’il le dise de toutes les manières possibles. Sans doute parce qu’il était très fier d’avoir enfin une idée. De plus, il était persuadé d’être très drôle. Et il continuerait ainsi jusqu’à ce que plus personne ne l’écoute. Je décidai, que moi, je ne penserai à une chose qu’une seule fois. Je posai mes mains sur mes genoux. Et je me dis à moi-même, j’habite sur la lune et j’ai une petite maison à moi toute seule, sur la lune.

« Bon, continua Jim, qui en plus puait, je pourrai toujours raconter que j’ai bien connu les Blackwood. Ils ne m’ont jamais rien fait, autant que je sache, toujours très polis avec moi. Encore qu’ils ne m’ont jamais invité à dîner, dit-il en rigolant.

- Ca suffit maintenant, dit Stella d’une voix sèche, allez embêter quelqu’un d’autre.

- J’embête quelqu’un en disant que je n’ai jamais été invité à dîner ? Et tu penses que j’aurais accepté ?

- Moi, dit Dunham, je pourrai toujours raconter comment j’ai réparé leur marche d’escalier cassée, et comment je n’ai jamais été payé. » Ca, c’était vrai. Constance m’avait envoyé lui dire que nous ne paierions pas le prix d’un travail de charpentier, pour un simple bout de bois posé de travers quand il était supposé refaire la marche. Quand j’étais allée lui dire, il avait une horrible grimace, avait craché par terre, avait saisi son marteau, avait décloué la planche, l’avait jeté à mes pieds en me disant que nous n’avions qu’à le faire nous même. Il était remonté dans sa camionnette et s’en était allé. « Elles ne m’ont jamais payé. » disait-il maintenant.

« Elles ont oublié, c’est tout. Tu devrais y aller et parler avec Constance Blackwood et elle te donnera ton dû. Mais, Joe, si elle t’invite à dîner, sois ferme, dis non merci mademoiselle Blackwood. »

Dunham rigolait de plus belle.

« - Ca ne risque pas de m’arriver, dit-il. J’ai réparé la marche et n’ai pas été payé pour ça. »

- C’est tout de même bizarre, qu’elles fassent des travaux alors qu’elles ont l’intention de s’en aller.

- Mary Katherine, dit Stella venant du côté du comptoir où j’étais assise, tu devrais t’en aller. Tu devrais descendre de ce tabouret car il n’y aura pas de tranquillité tant que tu es là.

- Ca, c’est bien vrai, dit Jim Donell. Stella le regarda sévèrement et il replia ses jambes pour me laisser passer. Vous n’avez qu’un mot à dire, Mademoiselle Mary Katherine, et nous sommes tous là pour vous aider à faire vos paquets. Qu’un mot à dire, Merricat. »

« Et vous direz à votre sœur de ma part… » Commença à dire Dunham, mais j’étais déjà partie. Dehors je pouvais entendre leurs rire, des deux, mais aussi de Stella.

Aucun commentaire: