dimanche 27 décembre 2009

Nous qui avons toujours vécu au château...(V)



Quand je faisais les courses, je m’imaginais dans un jeu pour enfants : un jeu dans lequel le plateau est divisé en petites cases, dessinant un parcours. Chaque joueur avance son pion en fonction du résultat du dé. Il y a des embûches sur le parcours : « Passez votre tour », « Reculez de quatre cases », « Retournez au point de départ ». Mais il y aussi des aides : « Avancez de trois cases », « Relancez le dé ». Mon point de départ c’était la bibliothèque et mon point d’arrivée c’était la grosse pierre noire. Je devais suivre la rue principale en la descendant par un côté et la remonter par l’autre. Quand j’atteignais la grosse pierre noire, j’avais gagné. La rue principale était vide, tout s’annonçait bien, signe d’une bonne journée qui commençait, même si c’était rare pour une matinée de printemps. Si tout se passait bien, je ferais une offrande aux dieux cléments : un bijou.

J’ai retenu mon souffle et je me suis lancée, très vite, sans regarder autour de moi. J’avais les livres à porter et le sac de commissions. Je ne regardais que mes pieds, les deux vieilles chaussures marron de Mère. Je sentais bien que quelqu’un me regardait depuis le bureau de poste – nous n’acceptons plus de courrier et n’avons pas plus le téléphone depuis six ans. C’était sûrement la vieille Dutton qui m’épiait. Elle ne le faisait jamais ouvertement, elle préférait se cacher derrière ses rideaux et ses volets. Je ne regardais pas la maison Rochester. Je ne supportais pas l’idée que Mère y fût née. Je me demandais parfois si les Harper savaient qu’ils vivaient dans la maison qui aurait dû revenir à Constance ? De toute façon il y avait toujours tellement de bruits dans leur cour qu’ils ne pouvaient pas m’entendre passer. Peut-être que les Harper faisaient du bruit pour chasser les démons, ou peut-être qu’ils étaient mélomanes. Ou peut-être était-ce tout simplement leur mode de vie : vivre dans de vieilles baignoires, prendre leurs repas dans de la vaisselle ébréchée, autour d’une carcasse de Ford en guise de table, se parler avec des porte-voix et cogner entre elles des boîtes de conserve. Il y avait toujours un nuage de poussière, là où vivaient les Harler.

Traverser la rue (Passez votre tour) était l’étape suivante, pour rejoindre l’épicerie, juste en face. J’hésitais toujours en traversant. J’étais vulnérable et exposée de ce côté-ci de la rue, et la circulation était intense. La plupart des voitures et des camions passaient par là, pour traverser le village, et on ne faisait pas attention à moi. Je reconnaissais les voitures de la région à leur conducteur au regard haineux. Je me demandais ce qui se passerait si je traversais ? Donneraient-ils un coup de volant ? Comme ça, pour le plaisir de me faire peur, pour le plaisir de me voir faire un saut de côté ? Et de derrière les volets du bureau de poste, des bancs du General Store, jailliraient des éclats de rire, se moquant de Mary Katherine Blackwood en train de s’enfuir, comme un lapin, à cause d’une voiture, comme ce serait drôle. Je perdais parfois deux ou trois tours à attendre d’être complètement sûre, que la voie soit parfaitement dégagée et pouvoir traverser. Au milieu de la rue, je quittais l’ombre et pénétrais dans la lumière du soleil trompeur d’avril. En juillet, le sol s’amollirait sous la chaleur et mes pieds seraient collants, ce qui rendrait la traversée encore plus périlleuse. Imaginez Mary Katherine Blackwood, les pieds englués dans le goudron, se recroquevillant face à une voiture en train de foncer sur elle : « Retournez à la case départ et recommencez ».

Tout le village était dans le même style, de la même époque. C’était à penser que les habitants avaient besoin de cette laideur pour se sentir bien. Les maisons et les boutiques semblaient avoir été construites à la hâte, en rapide abris à l’ennui et à la grisaille de la vie. La maison Rochester et la maison Blackwood, et même la mairie, devaient avoir été rapportées, par accident, d’un lointain pays idyllique ou les gens côtoyaient la grâce et la beauté. Ces jolies maisons avaient été sans doute capturées en punition des noirs secrets nichés dans les cœurs des Rochester et des Blackwood. Elles étaient captives du village. Le pourrissement était le signe de la méchanceté des villageois. La longue file de magasins était d’une tristesse sans nom. Leurs propriétaires habitaient au-dessus et aux fenêtres de leurs appartements les mêmes rideaux pâles et sans vie. Tout ce qui pouvait être un peu coloré perdait son charme au contact du village. Ce fléau ne venait pas des Blackwood : les villageois s’y complaisaient et c’était leur manière de vivre. Je pensais toujours à ce pourrissement quand j’arrivais à la hauteur des magasins : ce pourrissement qui dévore tout et tue à petit feu. Je souhaitais que tout le village succombe.

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