mercredi 6 mai 2009

we can be heroes



Alan Pauls (1959- )
"C'est simple, il n'a pas compris ce qu'il aurait dû comprendre. Il n'a pas été de son temps, il n'est pas de son temps et ne le sera jamais."

un entretien ici, et dans le numéro de mai de Chronic'art

dimanche 3 mai 2009

C'était un matin.

C’était un matin.
Je ne sais pas très bien par où commencer.
Par le début, sans doute, commencer par le début.
Comment raconter tout ça ? Comment dire cette folie ?
Commencer par un début anodin : “C’était un matin.”
Mais comment faire autrement, que de prendre l’ordre chronologique ?
Et commencer par le début, par le commencement.
Et ça a commencé comme ça, un matin.
Un matin, comme tous les autres, banal.
Un matin, où les morts sont revenus.
C’est le matin, où les morts sont revenus à la vie.
C’est le matin où nos chers morts sont revenus à la vie.

C’était un matin, banal, simple.
La veille, rien ne laissait présager la suite.
Pas de tempête, pas d’éclair, pas de perturbation atmosphérique.
Non, rien.
Rien, vraiment rien.

On chercha longtemps la cause, les causes.
On n’en trouva pas.
Il n’y avait pas de raison : scientifique ou rationnelle, au retour des morts.
Les morts, nos chers morts.
Ils quittèrent leurs tombes, comme d’autres quittent leur lit.
Ils quittèrent les tombes que nous avions soigneusement closes.
Les morts, nos chers morts.
Nous avions pourtant fait tout ce qu’il fallait pour qu’ils restent sous terre.
En Enfer, au Purgatoire, au Paradis.

Mais il faut croire que ce nous fîmes, ne fut pas suffisant.
Et ils revinrent à la vie, nos morts.
Nos chers et tendres morts.
Que nous avions enterrés avec amour et résolution.

Comme des amis que l’on n’attend pas, que l’on n’attend plus.
Ils revinrent à la vie.
Nos morts, nos chers morts.
Comme un ami qui vient sonner à la porte.
On ne l’attendait pas, on ne pensait même plus vraiment à lui.
Nos morts, nos chers morts, firent comme un ami que l’on n’attend pas.
Déjà qu’un ami, cela provoque un choc, alors nos morts, nos tendres morts.
Quel choc ce fut de les revoir venir à la vie, un matin.

Un vieil homme retrouva sa femme.
Il en fut si surpris qu’il s’écroula aux pieds de sa femme.
Une crise cardiaque.
Elle ne bougea pas, ne broncha pas.
Puis il se releva.
Il revenait aussi à la vie.
Décidément la mort ne voulait plus personne.
Ils s’enlassèrent et partirent ensemble.

Une mère retrouva son enfant.
Elle pleura en le saisissant dans ses bras.
Il ne pleurait pas.

Une femme retrouva son mari.
Elle l’embrassa, recula, les lèvres étaient froides.
Elle l’aimait cependant.

Un père qui ne comprenait pas.
Son fils était là devant lui.
Et le regardait avec de grands yeux.

Un frère qui retrouva sa soeur.
Un père qui retrouva sa fille.
Un père qui retrouva son fils.
Un fils qui retrouva son père.
Un fils qui retrouva sa mère.
Une fille qui retrouva son père.
Une fille qui retrouva sa mère.
Des enfants qui retrouvèrent leur parent.
Des enfants qui retrouvèrent leurs parents.

Combien d’entre nous retrouvèrent des amis, des proches, des parents ?
Nous avions tous notre mort, notre cher mort.
Nous avions nos morts, nos chers morts.
La mort nous rendait ce que nous avions de plus cher : nos morts.

Puis ce fut de la joie, de la peur, des cris et des larmes.
Mais on s’organisa.
On fit tout pour les accueillir.
Comme on reçoit un ami, même si le frigidaire est vide.
On fit comme si tout cela était naturel finalement.
On fit comme s’ils étaient les bienvenus.
Comme si nous les attendions.
On ne dit pas à un ami : “je ne t’attendais pas, va-t’en.”
On le reçoit, on l’accueille, on lui offre l’hospitalité.
Nous fîmes de même avec nos morts, nos chers morts.
Certains retrouvèrent leurs familles.
Certains retrouvèrent leur demeure.
Certains retrouvèrent leurs amis.
Tous retrouvèrent leur vie d’avant leur mort.
La mort ne changeait rien.
Du moins le pensions-nous, du moins voulions-nous le penser.

Qu’aurions-nous pu faire d’autre ?
Comment aurions-nous pu faire ?
Ils étaient là nos morts, nos chers morts.
Sans doute les aimions-nous trop nos morts, nos chers morts.
Qu’ils ne pouvaient rester plus longtemps sous terre?
Sans doute que nous avons trop aimé nos morts, nos chers morts.
Qu’ils ne pouvaient que revenir, nous voir et nous consoler.
Les aimer, toujours les aimer, nos morts, nos chers morts.
Aujourd’hui, je me dis que c’est la seule explication.
Nous aimions trop nos morts.
Pour qu’ils restent plus longtemps sous terre.
Ils ne pouvaient que revenir nous voir.