vendredi 30 avril 2010

On ne bouge pas...

Elle arrive à petits pas. Très doucement. Elle chancelle, soudain.

On ne bouge pas. On regarde. On laisse faire.

Elle s'agrippe comme elle peut sur le mur. Elle le frôle, le cajole semble-t-il.

On ne bouge pas. On la regarde. Rien d'autre à faire.

Elle arrache son collant. Elle est à la limite de pleurer.

On ne bouge pas. On la regarde faire. Que faire d'autre ?

Elle tombe sur le sol, le collant déchiré. Elle essaye (vainement) de se rétablir.

On ne bouge pas. On la regarde. Quoi faire ?

Elle passe ses mains sur son corps. Elle s'agrippe à elle-même, à défaut d'autres prises.

On ne bouge pas. On regarde faire, c'est tout.

Elle se tord. Elle se convulse.

On ne bouge pas. On regarde et on écoute son souffle.

Elle se relève. Elle se tient droite.

On ne bouge pas. On ne dit rien.

(la lumière s'éteint)

mercredi 28 avril 2010

Eloge du mensonge

"La vérité finit toujours par être une doctrine. Paradoxalement, le mensonge est la conquête la plus sublime de l'homme civilisé. Nous ne pourrions pas vivre sans lui. de la même manière, l'ironie et l'humour représentent une forme supérieure de traitement des émotions par rapport au tragédisme lyrique."
(Gilles Bardebette, L'invitation au mensonge)

dimanche 25 avril 2010

lecture


"Conclusion : Flaubert lit beaucoup de Flaubert. Il fait bien partie de l'espèce des "écrivains chercheurs" qui passent le plus clair de leur temps libre à lire de tout, et qui lisent en effet pour se documenter, pour s'informer et enrichir leurs propres rédactions ; mais c'est aussi et surtout un scripteur qui se lit et se relit pour "bien" écrire. "

samedi 10 avril 2010

we can be heroes



Claudio Magris
(1939- )

"C'est comme ça que j'ai compris que dormir ensemble - pas seulement dormir, mais rester l'un à côté de l'autre dans le noir, vivre aussi, je n'entends pas par là des choses extraordinaires, mais parler, partager les rires et les peurs, aller voir un film ou prendre un des derniers bains de mer en octobre, sur les rochers entre Barcola et Miramare -,  ça, on ne peut le faire qu'avec la femme de sa vie."

jeudi 1 avril 2010

La légende...


Mon père et ma mère habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline.
Enfin, je dis un château, mais ce n’en était pas vraiment un : vous devriez lire plutôt lire : « Mon père et ma mère habitaient ce que je prenais, enfant, pour un château, avec deux arbres dans un petit jardin pentu et inutilisable. Un jardin dans lequel rien ne poussait, ni thym, ni laurier, ni basilic, ni héliotrope. Mon père n’y faisait pas de barbecue et il n’y eut jamais de table en plastique blanc. » Bien sûr tout cela je ne le voyais pas vraiment : le petit pavillon était un château, les deux arbres une forêt et le jardin pentu une colline. Cette maison était mon château.

Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d'écailles de plomb, et la base des murs s'appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu'au fond des douves. Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d'une église.

Ce n’était qu’une petite allée en graviers, assez large pour y garer une vieille voiture jaune.
Mais c’était un lieu de paix, tout n’y était que luxe et calme, tranquillité douce et tranquille.
Ma chambre était à côté de la salle d’armes, décorées d’étendards et de mufles de bêtes fauves, trophées des chasses de mon père, ce héros, maître du château. Il y avait aussi des frondes et des javelots, des braquemarts et des cottes de mailles.
Dans la cuisine, l’odeur de la broche qui tournait me saoulait de vapeurs grasses.

Pendant l’hiver, ce que j’aimais le plus, c’était, enveloppé dans ma pèlerine de renard, de regarder la neige tomber et recouvrir le domaine de Père d’un blanc manteau. C’était beau et apaisant. C’était simplement beau comme vie, à mon père, à ma mère et à moi dans ce château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline.
Je pourrais, si j’en avais le temps et si je ne craignais pas de trop longues digressions, raconter les amours de mon père et de ma mère. Ma mère si belle.
Je la regardais de la fenêtre de ma chambre, fière et sérieuse, mais dans le jardin recouvert de neige, elle, avec son long manteau qui traînait à trois pas derrière elle. Elle n’était pas simplement belle, elle était la plus belle. Ma mère était une reine. Elle finissait par tourner la tête, sa si belle tête et de me regarder de ses si beaux yeux comme si j’étais un saint. Je savais qu’elle viendrait ce soir me lire une histoire, La Reine des Neiges, et qu’elle m’embrasserait sur le front, elle, la reine du château. Mon père viendrait la chercher et lui dirait qu’il était temps de se retrouver. Elle me caresserait la joue une dernière fois et elle rejoindrait mon père, ce héros, son héros, mon héros. Et moi, entre deux mondes, réalité et songe, je glissais de l’un à l’autre, doucement.
Mon père était un bon châtelain, un homme grand, droit et juste. Il m’apprit tout ce que je devais savoir sur les chevaux et sur les armes.
Mes parents me chérissaient et moi aussi je les chérissais.
Nous étions si heureux au sein de notre château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline.
Ma mère me faisait les leçons – j’apprenais vite. Nous allions aussi dans le jardin et j’étudiais les fleurs avec ma mère, la reine.

On idéalise tout de notre enfance. Adulte nous ne nous souvenons pas, nous nous racontons notre vie. Se raconter son enfance, c’est se prouver que l’on est encore capable de faire une phrase, que ce qui nous tient au monde, la phrase, nous sommes encore capable de la bâtir, et que nous avons encore une prise sur le monde. Adieu les châteaux, bonjour les phrases. On falsifie tout, finalement, même, et surtout l’enfance que l’on a eue.

Ma mère me lisait la Reine des Neiges.

Les murs du château étaient faits de neige pulvérisée, les fenêtres et les portes de vents coupants, il y avait plus de cent salles formées par des tourbillons de neige. La plus grande s'étendait sur plusieurs lieues, toutes étaient éclairées de magnifiques aurores boréales, elles étaient grandes, vides, glacialement froides et étincelantes. 
Aucune gaieté ici, pas le plus petit bal d'ours où le vent aurait pu souffler et les ours blancs marcher sur leurs pattes de derrière en prenant des airs distingués. Pas la moindre partie de cartes amenant des disputes et des coups, pas la moindre invitation au café de ces demoiselles les renardes blanches, les salons de la Reine des Neiges étaient vides, grands et glacés. Les aurores boréales luisaient si vivement et si exactement que l'on pouvait prévoir le moment où elles seraient à leur apogée et celui où, au contraire, elles seraient à leur décrue la plus marquée. Au milieu de ces salles neigeuses, vides et sans fin, il y avait un lac gelé dont la glace était brisée en mille morceaux, mais en morceaux si identiques les uns aux autres que c'était une véritable merveille. Au centre trônait la Reine des Neiges quand elle était à la maison.

J’aimais quand on arrivait à ce passage du conte. J’aimais la Reine des Neiges.
Elle était d’une beauté qui fixait mon attention : un ovale parfait, des yeux d’un bleu pers, larges et bien fendus avec un éclat d’aigue-marine. Un nez délicat, légèrement relevé à la Roxane, une petite bouche, une peau liliale, des mains si fines. Grande, mince, des petits seins.
Et elle venait me visiter la nuit.
Elle entrait dans ma chambre, nue, elle se couchait à mes côtés et me branlait doucement. Puis s’en allait, en silence.
Ainsi passaient les jours et les semaines dans le château de mon père et de ma mère.
Je suivais mon père à la chasse : nous menions dans la campagne des chiens d'oysel, qui tombaient bien vite en arrêt. Alors des piqueurs, s'avançant pas à pas, étendaient avec précaution sur leurs corps impassibles un immense filet.
Un commandement les faisait aboyer, des cailles s'envolaient et les dames des alentours conviées avec leurs maris, les enfants, les camériéres, tout le monde se jetait dessus, et les prenait facilement.
D'autres fois, pour débûcher les lièvres, on battait du tambour ; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se débandant, attrapait un loup par le pied.
Mais je méprisai ces commodes artifices ; je préférais chasser loin du monde, avec mon cheval et son faucon. C'était presque toujours un grand tartaret de Scythie, blanc comme la neige. Son capuchon de cuir était surmonté d'un panache, des grelots d'or tremblaient à ses pieds bleus : et il se tenait ferme sur le bras de son maître pendant que le cheval galopait, et que les plaines se déroulaient. Julien, dénouant ses longes, le lâchait tout à coup ; la bête hardie montait droit dans l'air Comme une flèche ; et l'on voyait deux taches inégales tourner, se joindre, puis disparaître dans les hauteurs de l'azur. Le faucon ne tardait pas à descendre en déchirant quelque oiseau, et revenait se poser sur mon gantelet, les deux ailes frémissantes.
Je volai de cette manière le héron, le milan, la corneille et le vautour.
J’aimais, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens qui couraient sur le versant des collines, sautaient les ruisseaux, remontaient vers le bois ; et, quand le cerf commençait à gémir sous les morsures, je l'abattais prestement, puis me délectais à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante.
Les jours de brume, je m'enfonçais dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans.

J’accompagnais mon père au marché et l’aidais à vider le coffre de la voiture. Ma mère souvent râlait car mon père n’avait pas acheté ce qu’elle voulait. Pourtant, elle avait fait une liste.