dimanche 31 octobre 2010

les dessins de M.M., ou l'imagerie du monstrueux.


Il y a tout d’abord la simplicité et l’évidente beauté ; celle de l’imagerie de l’imaginaire de M.M.
Les dessins de M.M. nous font entrer dans un monde imaginaire. L’imaginaire qui nous est donné à voir est celui-ci et uniquement celui-ci. Un imaginaire qui ne traîne pas avec lui les catégorisations habituelles de la psychanalyse, de l’autobiographie… Si étrangeté il y a, elle n’est pas inquiétante, si biographie il y a, elle n’est pas liée à une histoire personnelle et secrète : la-sale-petite-histoire. C’est un imaginaire qui se construit et qui est construit à la manière d’une œuvre d’art : avec une poétique.
Un imaginaire basé sur le montage.
Les dessins de M.M. sont des montages de dessins et de photographies ramenées de ses voyages et de ses flâneries dans les villes. Elles sont un endroit, un lieu. À celles-ci il rajoute des personnages, des situations, des scènes, extraits de dessins existants, et pour ceux qui nous intéressent, de mangas, plus précisément. Un espace qui se remplit de personnages, mis en scène. Il reprend la technique de Max Ernst, de Prévert et de tous ceux qui jusque là ont pratiqué le collage : créer une situation (souvent onirique) à partir d’autres situations. Ne rien créer, mais disposer et détourner. Le collage classique fait voir la différence – les éléments collés ; traits et couleurs différents ; superposition des éléments collés – le collage comme art de la strate.
M.M. va gommer cette différence et enlever cette hétérogénéité. Il redessine tout : décors et personnages. Le collage classique est une hétérogénéité de la forme au service d’une homogénéité du fond ; les collages de M.M. sont homogènes dans la forme –un dessin, et un seul – et de celui-ci va naître une étrange hétérogénéité : on reconnaît et on ne reconnaît pas. On veut reconnaître pour se rassurer et on ne veut plus reconnaître pour ne pas être inquiété. C’est ce mouvement inverse qui rend son travail et son acte si intéressant. Un collage redessiné pour en assurer l’homogénéité de la forme.
Au premier regard on peut penser à un dessin original, mais à y regarder de plus près, en s’impliquant davantage : on remarque deux temporalités : celle du décor – photographie redessinée ; et celle de la scène – des personnages sortis de leur cadre d’origine. Son image, ainsi créée, devient une tension en acte – une complexité dynamique, un processus de (en) travail, une poétique – quelque chose qui ne serait pas encore pacifié et si M.M. travaille en noir & blanc c’est pour retourner aux origines du dessin, pas aux siennes. Chacune de ses planches est un work in progress abouti. Il est le dessin fini dans son essence de dessin. Pas un procédé qui se répète par facilité, mais une dysposition : dialectique du montage – son démontage et son remontage. Il déconstruit puis reconstruit pour son propre compte la matière visuelle (et uniquement elle), pour mieux l’exposer. Cette dysposition de la réalité n’en est pas moins réelle, puisque tout l’est, et finalement rien ne l’est. Le travail de M.M. est un travail de reprise (d’images existantes), mais pas d’une reprise pour la reprise : ce qui au final serait assez banal. Son geste n’est pas seulement destructif et insurrectionnel : cela ne ferait pas encore œuvre d’art. Mais en gardant le « grain » du dessin dans son dessin, il échappe à la parodie de celui-ci (et de lui-même au passage), et donne à voir une véritable œuvre d’art, singulière et porteuse de vérité. Dessiner pour M.M. est le moyen de mettre à plat un imaginaire toujours prêt à se reproduire, à se développer et à se transformer en une imagerie monstrueuse. En artiste du montage technique, il part de l’hétérogénéité pour dysposer (de) la vérité, dans un ordre, proche des « correspondances » de Baudelaire, des « affinités électives » de Goethe (& Benjamin), des « déchirures » de Bataille ou des « attractions » de Eisenstein. M.M. dévoile son imaginaire : monstrueux. Mais un imaginaire qui ne se réfère qu’à lui-même. Les correspondances, les affinités électives, les déchirures, les attractions sont internes, se font au sein de l’œuvre même de M.M. et de ses travaux antérieurs. L’imaginaire de M.M. est celui de son monde artistique. Le geste artistique dans ses dessins se limite à son monde artistique et il rejette les catégorisations habituelles. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans les dessins de M.M. les raisons de ceux-ci.
Le monstrueux.
Si les dessins de M.M. sont monstrueux, c’est parce qu’ils ne  montrent que ce qu’un imaginaire poétique peut montrer et  mettre en avant. Les dessins de M.M. sont la construction de cette monstruosité, de cette monstration du réel qui en est aussi sa démonstration. M.M. n’est pas de ceux qui, sous prétexte de représenter le chaos et le déséquilibre du monde donnent à voir une œuvre chaotique et discordante. Il ne tombe pas dans cette naïveté : plus ce qu’il montre est désaccordé (monstrueux) et plus son dessin semble soumis aux règles de l’ordre et de l’unité. Un monstrueux homogénéisé, en quelque sorte, car sorti de son imaginaire et de sa poétique. Il flirte avec le grotesque, se tient à la frontière de l’horreur et du rire, mais ses dessins ne font pas peur, ils ne font pas rire non plus, même si  on est toujours tenté par l’un ou par l’autre. Si le monstrueux est celui que l’on montre, on est tenté de montrer dans les dessins de M.M. ce qui fait peur, ce qui angoisse et ce qui fait sourire. Mais pas un sourire qui viendrait de la rencontre fortuite de deux éléments hétérogènes qui soudain alliés, prêtent au sourire, mais plutôt parce que l’on a remarqué un élément qui contrebalançait l’angoisse première qui pouvait nous saisir. Il y a du Lautréamont et sa série des « beaux comme » dans les dessins de M.M.
Le monstrueux de M.M. n’est pas seulement un monstrueux de la différence, mais il est aussi un monstrueux de la représentation, de cette coupe dans le réel, qui montre le réel divisé dans le dessin.

La poétique et l’éthique.
Il n’y a pas à chercher dans les dessins de M .M. de critique du monde tel-qu-il-ne-va-pas. Il ne fait pas de détournements d’images, il ne joue pas avec le politique ou la transgression. Il met en évidence, noir sur blanc, un imaginaire qui surprend, qui repousse, qui choque… et l’on a envie d’aussitôt se demander pourquoi choque-t-il ? Pourquoi sommes-nous surpris ?  Et c’est le fait de l’être, surpris, qui en constitue la dimension éthique. Pourquoi sommes-nous encore surpris par ces représentations monstrueuses, qui au final ne sont pas plus terribles que celles qui illustrent quotidiennement le monde tel-qu-il-ne-va-pas ? Parce que M.M. ne montre pas seulement, mais fait dans le même mouvement la démonstration du monstrueux comme poétique, de la poétique comme monstrueux. L’imaginaire de M.M. ne nous donne pas à voir, mais nous oblige à repenser notre façon de voir, et notre façon de concevoir notre imaginaire. L’imaginaire, pour M.M., est un produit et une production. Les dessins de M.M. ne nous donnent pas simplement à voir un imaginaire, ils nous donnent aussi à penser ce qu’est un imaginaire et comment il modifie notre façon de voir ; notre façon de voir avec le monstrueux, non pas après le monstrueux, ou en pensant après le monstrueux, mais avec le monstrueux. Le monstrueux chez M.M. est la trace, la marque de son imaginaire, de son geste artistique. Ce que montre M.M. c’est qu’un imaginaire ça se travaille, non pas de l’extérieur, en allant chercher ailleurs, dans les ça-donne-des-idées, mais à l’intérieur même – en se déployant, en se démontant et en se remontant, sans cesse, comme une machine folle qui ne pourrait plus s’arrêter. Et si transgression il doit y avoir, c’est au sens d’un déplacement qu’il faudrait l’entendre. Quelque chose se passe, mais pas là où on l’attendait. Sa subversion, c’est de proposer une nouvelle manière de saisir le monde, dans ses dyspositions.
Ses dessins  et son œuvre depuis le début en sont la preuve.

jeudi 28 octobre 2010

chapitre 4


Chapitre 4



Le dimanche matin, le changement était à un jour. J’étais résolue à ne pas penser à mes trois mots magiques et je ne voulais pas les laisser dans mon esprit : mais l’annonce du changement était si fort qu’il n’était pas possible de le faire. Le changement, comme le brouillard, s’étendait dans les escaliers, la cuisine et le jardin. Je ne pouvais oublier mes trois mots magiques : Mélodie Gloucester Pégase, mais je ne pouvais pas non plus les laisser occuper mon esprit. Le temps était menaçant ce dimanche matin et je me disais que peut-être Jonas réussirait après tout à faire éclater un orage. Le soleil pénétrait dans la cuisine mais il y avait des nuages qui se déplaçaient rapidement dans le ciel et un vent frais pénétrait dans la cuisine pendant que je prenais mon petit déjeuner.
     Mets tes bottes si tu sors aujourd’hui, me dit Constance.
     Je ne pense pas qu’Oncle Julian va aller dehors aujourd’hui, il fait trop froid pour lui.
     Un vrai temps de printemps, dit Constance en souriant et en regardant le jardin.
     Je t’aime Constance.
     Je t’aime aussi, idiote de Merricat.
     Est-ce que Oncle Julian va mieux ?
     Je ne pense pas. Quand tu dormais encore, je lui apporté son plateau de petit déjeuner et il m’a semblé très fatigué. Il m’a dit avoir pris une autre pilule dans la nuit. Je pense que son état empire.
     Es-tu inquiète ?
     Oui, beaucoup.
     Va-t-il mourir ?
     Sais-tu ce qu’il m’a dit ce matin ?
Constance se retourna, s’appuya contre l’évier et me regarda tristement.
     il pensait que j’étais Tante Dorothy, il m’a saisit la main et il m’a dit : « C’est terrible d’être vieux, et d’être étendu ici à attendre que cela arrive. » Il m’a terrifié.
     Tu devrais me laisser l’emmener sur la lune.
     Je lui ai donné son lait chaud et il s’est souvenu de qui j’étais.
Je pensais qu’Oncle Julian était certainement très heureux d’avoir Constance et Tante Dorothy pour prendre soin de lui. Je me dis que les objets longs et fins m’aideraient à me rappeler d’être gentille avec Oncle Julian. Aujourd’hui serait un jour d’objets longs et fins car il y avait eu ce cheveu sur ma brosse à dent, ce bout de fil qui pendait sur le bord de ma chaise et je pouvais voir un bout de bois détaché de la marche.
     Prépare lui un petit pudding.
     Peut-être.
Elle prit un long et fin couteau à découper qu’elle posa dans l’évier.
     Ou une tasse de cacao. Et des beignets pour accompagner le poulet ce soir, rajouta-t-elle.
     As-tu besoin de moi ?
     Non, ma Merricat. Tu peux sortir, mais n’oublie pas tes bottes.
La lumière à l’extérieur était changeante et mouvante. Jonas dansait entre les ombres et me suivait. Quand je courais, il courait. Quand je m’arrêtais, il s’arrêtait, me regardait et s’en allait vivement dans une autre direction, comme s’il ne me connaissait pas. Puis il s’asseyait et m’attendait pour recommencer la course. Nous avancions ainsi le long du champ qui ressemblait aujourd’hui à l’océan, même si je n’ai jamais vu l’océan de ma vie. L’herbe ondulait sous le vent, et l’ombre des nuages allait et venait, les arbres se courbaient sous les rafales. Jonas disparut dans les herbes qui étaient assez grandes (hautes) pour que je les frôle des mains sans avoir à me pencher, et il faisait de légères courbures ; pendant un instant il y eut comme un sillon dans l’herbe, c’était Jonas qui accourait. Je décidai de traverser le champ en diagonal, partis d’un coin et me dirigeai vers le coin opposé. Au milieu j’allai directement vers la pierre signalant ma poupée enterrée. Je pouvais toujours la retrouver au contraire d’autres trésors, perdus à jamais. La pierre était toujours à sa place et la poupée en sécurité. Je suis en train de marcher sur des trésors perdus, ai-je pensé. L’herbe continuait à caresser mes mains et il n’y avait rien autour de nous si ce n’était le champ et la pinède. Derrière moi il y avait la maison, et loin, là-bas, sur la gauche, cachée par les arbres, la barrière construite par Père pour tenir les gens éloignés.
Quand je sortis du champ, j’allai vers les quatre pommiers, que nous appelions notre verger, et je suivis le sentier jusqu’au ruisseau. Ma boîte et ses dollars d’argent, cachés près de la rivière, étaient toujours là. Près de la rivière, bien caché, il y avait une de mes cachettes aménagée avec grand soin et que j’utilisais souvent. J’avais arraché deux ou trois buissons et aplani le sol. Tout autour il y avait des buissons et des branches d’arbre. L’entrée était cachée par une branche qui touchait presque le sol. Il n’y avait pas de raison pour cela fut si secret (caché), personne ne venait jamais me chercher jusque là. Mais j’aimais m’y étendre avec Jonas et je savais que nous ne serions jamais dérangés. Je faisais un lit avec des feuilles et des branches et Constance m’avait donné une couverture. Les arbres tout autour étaient si feuillus qu’il faisait toujours frais ici et ce dimanche matin, je restai là avec Jonas à écouter ses histoires. Toutes les histoires de chats commencent de la même façon : « Ma Mère, la première des chats, m’a raconté ceci »  et je restai tout près de Jonas, la tête posée à ses côtés, à écouter son histoire. Aucun changement n’interviendra, ai-je pensé, il n’y aura que le printemps. J’avais tord d’être si effrayée. Les jours deviendraient de plus en plus chaud, Oncle Julian resterait assis au soleil. Et Constance continuerait à rire dans le jardin. Et rien ne changerait. Jonas poursuivait son récit « et nous chantions ! et nous chantions ! » et les feuilles bougeaient au dessus de nous. Non, rien ne changerait.
Je découvris un nid de serpents près de la rivière et je les tuai tous. Je détestais les serpents et Constance ne m’avait jamais interdit de le faire. J’étais sur le chemin du retour quand j’ai trouvé un mauvais présage, un des pires. Mon livre, cloué sur le tronc d’un arbre de la pinède, était tombé. Je pensai que le clou était rouillé et le livre – un agenda de Père dans lequel il notait les noms de tous ceux qui lui devaient de l’argent – n’assurait plus son rôle de protection. Je l’avais enveloppé avec soin dans du papier avant de le clouer sur l’arbre, mais le clou avait fini par céder. Je pensai qu’il fallait que je détruise tout pour éviter toute influence néfaste. Je pourrais apporter quelque chose d’autre à clouer sur l’arbre, peut être un foulard ou un gant de Mère. C’était de toute façon trop tard, mais cela je l’ignorais encore. Il était déjà en route. Quand j’ai trouvé le livre, il avait probablement laissé sa valise à la poste et il se demandait comment arriver chez nous. Tout ce que nous savions alors, Jonas et moi, était que nous avions faim, et nous courûmes vers la maison. Le vent fit irruption avec nous dans la cuisine.

jeudi 21 octobre 2010

bandit(s)



"Les livres ne sont pas des choses inertes et c'est même pour cela qu'ils sont d'une certaine manière dangereux : ils ne rayonnent pas seulement dans le champ littéraire, mais ils ont des retombées dans nos vies."

"Le moindre événement de sa vie révélait soudain une signification qui ne devait rien au hasard mais tout à son désir de s'extirper de l'informe et du médiocre pour s'élever jusqu'au romanesque."

mardi 12 octobre 2010

Le « Monde » selon Simon Melmoth


 à J.Y.

1
            A la mort de Simon Melmoth, j’ai eu en ma possession un certain nombre de ses papiers personnels. J’en ai classé une partie, j’ai mis en ordre ses fiches ; ce fut : L’ABC du Gothique. Parmi des feuilles volantes, il y avait un poème : « Le Monde », poème qui contient ce qu’il appelait le « Monde », avec une certaine ironie. Ce monde qui ne revient pas, que l’on tente toujours de rattraper, mais qui au final, s’échappe comme un lièvre dans son trou. Ce monde définitivement passé, que seul l’écriture réussit, parfois, à toucher du bout des doigts, si ce n’est du bout des lèvres.
            Ce poème, en vers, en alexandrin, très beau, je l’ai toujours aimé. Avant même qu’il ne s’appelle « Le Monde ».
            Souvent, mon ami, Simon Melmoth, me parlait de ce « Monde », de ce qu’il essayait, lui aussi, de toucher, d’effleurer, du bout des doigts, du bout des lèvres. Je pourrais presque dire qu’il en avait fait un quasi-concept. Il essaya lors de nombreuses soirées de m’expliquer ce qu’il entendait par « Monde ». Il murmurait ces mots, doucement[1].
2
            Une des questions qui intéressait profondément Simon Melmoth était la suivante : « Notre style est-il conditionné par le port ou non de lunettes noires ? »
Il se demandait dans une note en bas de page mentale si les lunettes de soleil et autres appareils de vision qui déforment à coup sûr notre concept de l’espace n’influençaient pas aussi le style de notre discours.
            Simon Melmoth était un gentleman de la nuit, un contrebandier, à sa façon, et ce qui l’intéressait était ce qui pouvait passer, de main en main, rien d’autre. Ce qu’il pouvait faire passer, de main en main, rien d’autre. Faire passer. En contrebandier. En gentleman de la nuit.
            Et ce « Monde», il essaya souvent de me le faire passer, en douce, doucement. De me le faire toucher, du bout des doigts, du bout des lèvres, du bout des yeux.
            « Te souviens-tu de quand nous étions légendaires ? De quand nous ne vivions pas la vraie vie ? De quand les arbres étaient si grands ? De quand les maisons étaient des châteaux ? De quand tout nous semblait si grands et que nous étions si petits ? De quand toi et moi nous étions une légende avant de devenir poésie, littérature ?»

Par légende, je veux dire que, lorsqu’on agit, on a l’air d’agir, on agit comme si on agissait.

            On en s’en souvient pas, ou si difficilement, alors on cherche par tous les moyens à le retrouver, ce temps, de quand. On triche, on ruse, on fraude, on passe en douce. On essaye encore et encore. On voudrait. Mais on n’y arrive pas, jamais complètement. Alors on prend des chemins de traverse, on essaye par un autre moyen, moins direct. On se dit que cette fois-ci, ça va être bon : on se fait faire un parfum sur mesure ; spécialement pour retrouver l’odeur du cuir de l’usine dans laquelle on se promenait en étant petit. On trempe des madeleines dans le thé, la tisane, le café. On écoute de vieux disques. On retourne sur des lieux. On triche aussi parfois, on ment, on se ment. On accepte les contrefaçons, les ersatz, les succédanés, les alibis. On se dit : « C’est mieux que rien. ». Mais au final, c’est rien, que dalle, du vent, peau de balle. Ce n’est rien. Nada. Alors on y retourne. On recommence. Encore et encore. Car, oui, on voudrait le toucher ce moment, cet instant.
3

            On dit : synesthésie : on pourrait tout aussi bien dire : « Monde ». C’est ça, le Monde, ce sont des correspondances, c’est rechercher ces correspondances, c’est essayer de trouver ce qui nous permettra de revenir en arrière, un instant, même fugace. 
            Lors d’une soirée, mon ami parlait avec une femme, et il lui dit : « Vous me rappelez quelqu’un : au toucher. » Elle rougit. Et lui était si heureux, non pas de la formule trouvée, purement langagière, mais du souvenir qui venait de le submerger, si fortement. Il savait qu’il venait de toucher, du bout des lèvres, ce « Monde». Il remit ses lunettes noires.
4
            Voilà le poème de Simon Melmoth :

Correspondances
«Le Monde»

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


[1] Et sa façon de les dire, ces mots,  était bien loin de « L’horreur ! L’horreur !», dont certains ont fait, eux aussi, un quasi-concept, pour justifier le monde, la vie, la littérature. Simon Melmoth était trop doux et trop délicat pour s’enfermer dans cette conception du mal, de la vie ; bref de la littérature. Cela ne veut pas dire que mon ami était dans une béatitude infinie, dans un « monde sans carie », comme il aimait le répéter. « Je ne vis pas et ne veux pas vivre dans un monde sans carie. Je regarde aussi ce qui doit être regardé, en face. Je lis et j’apprécie ces romans qui montrent le Mal. Mais je n’arrive pas à comprendre ceux qui s’en gargarisent, ceux qui brandissent le Mal comme un étendard et s’y enveloppent pour paraître profond et intelligent. » Il était du côté du « oui » à la vie, au monde, à la littérature. « oui je veux bien Oui ». Il avait une véritable aversion pour tout ce qui était mortifère. Il aimait la réponse que Miguel de Unamuno, à l’Université de Salamanque, avait faite au général Millan Astray : « Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme « A mort la vie ! » »

lundi 4 octobre 2010

C. M.


O lente lente currite noctis equi !
Lentement lentement coursiers de la nuit
Ralentir ralentir ô chevaux de la nuit
Lentement ralentir ô chevaux de nuit

Une douleur vive — que vive — rapide : un coup, une sensation, un coup de pique, d’estoc. Une douleur terrible. Ne pas comprendre d’où vient le coup, mais sentir le coup de pique en douleur vive. Et la sensation de chaleur, sur la joue droite, en coulée épaisse et chaude. Et rien, plus rien, plus de douleur, plus de chaleur. De l’œil gauche, voir l’autre, que l’on voyait des deux yeux. Et la chute sur le sol poussiéreux  de la taverne de la veuve Éléonore Bull, près de Londres à Deptford. Et tout ça pour un recknynge : ainsi noté par le coroner dépêché près du corps, dans son rapport écrit d’une belle encre noire, sans faute, sans maladresse, d’une main assurée : un recknynge, pour une addition.



          Terminat hora diem, terminat author opus

vendredi 1 octobre 2010

Oui


tu sais tu devrais dire oui arrêter de te poser des questions et dire oui je ne sais pas pourquoi tu ne dis pas oui tout de suite sans plus te poser de questions sans plus te poser de question pas la peine dis oui car au fond de toi tu as envie tu as envie de dire oui mais tu sembles ne pas vouloir le dire oui tout de suite comme si cela serait honteux de dire oui sans avoir dit peut-être avant et je sais et tu sais que tu vas le dire oui alors dis-le là maintenant oui dis-le oui dis oui dis oui et laisse toi aller ce sera plus simple et puis plus rapide à quoi bon attendre que alors que oui c’est simple à dire oui oui encore et encore oui et oui un oui d’un soir ce n’est pas un engagement ce n’est pas un mariage non plus ce oui tu as juste à le dire ce oui ça ne va rien changer c’est un oui pour ce soir juste pour ce soir tu dis oui et c’est oui un oui avec un grand sourire un oui qui est un oui à la soirée à la vie de ce soir à la beauté des étoiles juste ça ce oui pas plus pas moins un oui qui enveloppe la beauté la nuit les étoiles toi et moi un oui à l’envie un oui pour s’envoler un oui de l’envie que tu as de dire oui et encore oui car tu aimes dire oui