dimanche 24 août 2008

la S.A.S.A.(II)

De qui je suis le sosie ? Mais de personne. Enfin, je ne crois pas, je ne l’ai jamais trouvé en tout cas. Je vous l’ai dit, je suis le secrétaire de la S.A.S.A, pas un de ses membres, pas un de ses sosies. Il en est de même pour notre président. Il n’est le sosie de personne, en tout cas, ce n’est pas pour cela qu’il a été choisi, mais je pourrais vous expliquer cela plus tard. Je ne peux pas tout vous dévoiler maintenant, jeune homme. Et voilà qu’il recommence à m’appeler jeune homme, j’ai bien envie de le laisser en plan, là, devant son Perrier rondelle. Vous voulez que j’adhère à votre club, parce que je ressemble à un écrivain que personne ne connaît, que personne ne reconnaît, parce que je ressemble à je ne sais quel du Bellay du XXIème siècle ? Oui, en quelque sorte, c’est ça. Et comment cela se passe-t-il ? En toute simplicité, vous me donnez votre accord, et moi je présente votre candidature à l’ensemble de la S.A.S.A. Si trois membres au minimum vous reconnaît, et sont capables de spontanément dire de qui vous êtes le sosie, votre demande est rejetée. On considère que vous êtes trop connu, que vous êtes trop reconnu. Vos membres sont-ils aussi ignares que moi en littérature ? Je veux dire sont-ils aussi peu intéressés que moi par la littérature ? Oui, c’est ça qui est étonnant, tous nos sosies ne sont absolument pas intéressés par la littérature, ils n’y connaissent pratiquement rien, des gens ordinaires en fait. Comme quoi être le sosie d’un écrivain ne prédispose pas à la chose littéraire, au contraire même. Il n’y a pas une tronche d’écrivain, ou bien ce n’est pas par sa tronche que l’on devient écrivain. Rien à voir avec le physique. Pourtant, souvent, quand je vois des photos d’écrivains, d’artistes en général, je me dis toujours qu’ils ont bien fait d’être ce qu’ils sont, car avec leur physique, on ne les imagine pas faire autre chose. Peut-on imaginer Francis Bacon dans une pâtisserie, en train de vendre des petits-fours, Samuel Beckett dans une boucherie en train de proposer des tranches de jambon en promotion ? Décidément, jeune homme vous me plaisez, et êtes bien loin de n’être que ce que vous pensez être, vous allez apporter un sang neuf et intéressant à la S.A.S.A. Bon il va falloir qu’il arrête avec ses jeunes hommes, moi je vais finir par craquer pour de bon. Vos idées sont intéressantes, car elles sont la base de nos discussions du moment. Ah, vous échangez aussi au sein de la S.A.S.A. ? Un peu comme une franc-maçonnerie d’écrivains oubliés. Et vous êtes combien ? Nous sommes environ cinquante. Je vais être précis, étant secrétaire, je me dois de savoir le nombre exact de nos membres. Nous sommes 53, président et secrétaire inclus. Le président et moi, donc. Nous nous réunissons une fois par trimestre, ce qui signifie de monter sur Paris. Mais ne vous inquiétez pas, les frais sont payés, car en plus d’être le secrétaire, je suis aussi le trésorier, et sachez que vous voyagerez en première classe. C’est un luxe que nous nous permettons, et que nous permettons à nos membres, qui sont comme je vous l’ai dit, des gens simples et ordinaires. C’est le seul moment où un peu de lumière se fait sur eux, où ils ont l’impression d’être quelqu’un. Il est secrétaire et trésorier, dans quelques temps il va m’annoncer qu’il est aussi président, et que la S.A.S.A. est un club de rencontres, qu’il faut à chaque réunion venir avec une fille, jolie de préférence, et que l’échangisme figure dans l’article 1 du règlement. Nous nous réunissons donc tous les trois mois, je fais un compte-rendu financier de la société, très rapidement, car nous n’avons jamais de problème d’argent. Puis un compte-rendu moral : l’ombre est-elle toujours étendue ? L’ombre ? Oui l’ombre. Pour vivre heureux, vivons caché. Vivant Denon. Sommes-nous heureux ? C’est la question que je pose. Sommes-nous assez cachés ? Qui peut bien s’intéresser à vous. Enfin je veux dire au point de vous embêter ? Mais c’est que nous avons des ennemis. Ah, oui, des ennemis ? Cette histoire continue à me plaire et m’amuser.

samedi 23 août 2008

fait divers

S’est fait sauter la boîte crânienne, fusil à deux coups. Un seul à suffit, en fait. Ce qui était avant sur les épaules se retrouve répandu au plafond. Belle tâche. On dirait une œuvre d’art – postmoderne, bien sûr. Dommage que je n’ai pas mon appareil photo pense-t-il.
C’est pas malin de se faire sauter le caisson avec ce genre de canon, dit-il.
C’est efficace, pourtant, dit-il.
Oui, aujourd’hui ça a marché pour ce pauvre bougre. Mais j’ai déjà vu un type qui avait mal placé le canon et qui au lieu de se faire sauter la cervelle, s’est arraché la face. Hop, plus de visage, arraché comme on arrache la peau d’un lapin. Un coup sec. Crac. La face à vif. Le nez détaché. Quelques dents arrachées. Mais toujours vivant la pauvre gars. Quand on est arrivé, il était assis sur sa chaise, le fusil aux pieds, à nous attendre, bien sagement, comme un enfant qui a fait une bêtise et qui sait que ça ne sert plus à rien de mentir ou de vouloir s’enfuir. Sur sa chaise, le type. Ses yeux, sans orbites, nous ont regardé ramasser l’arme. Il nous suivait du regard, comme ses poupées qui ont des yeux qui bougent. On l’a appelé le cas Chucky. Comme la poupée du film…
Eh ben, dit-il. Mais que dire d’autre ?
Et cet autre qui se met le pistolet sur la tempe, bien décidé d’en finir avec toutes les cruautés du monde ou en finir d’avec sa femme qui le trompe avec le boucher, et qui au dernier moment se ravise, a peur, ne veut pas mourir. Le canon dévie, Hop, le haut du crâne arraché, comme scalpé, belle tignasse ébouriffée et rouge. Le dernier des Mohicans, ce fut son nom.
Et toujours vivant ? demande-t-il ?
Oui, toujours vivant. Une partie de la cervelle qui pendouillait sur le côté gauche, un peu ridicule.
Eh ben, dit-il. Mais que dire d’autre ?
Et cet autre…
Non, c’est bon. Interrompt-il. 
Il allume une cigarette
C’est con de se tuer comme ça, parce que maintenant le cercueil, ben il va être trop grand, dit-elle.
Il avait déjà son cercueil ? demande-t-il.
Oui, il se l’était fait sur mesure. Il ne pouvait pas imaginer passer l’éternité dans un endroit qu’il n’avait pas fait lui-même. La maison aussi c’était lui qui l’avait faite, explique-t-elle.
Eh ben, dit-il. Mais que dire d’autre ?

jeudi 21 août 2008

we can be heroes



Giorgio Agamben
(1942- )


"Il faut consentir à son Genius, s'abandonner à lui, nous devons lui céder tout ce qu'il nous demande, parce que ses exigences sont les nôtres, son bonheur notre bonheur. Quand bien même ses prétentions, nos prétentions, pourraient sembler déraisonnables et capricieuses, il est bon de les accepter sans discuter. Si, pour écrire, vous avez besoin, s'il a besoin, de ce papier jaunâtre, de ce stylo spécial, s'il faut précisément cette lumière pâle qui tombe de votre gauche, il est inutile de dire que tout stylo quel qu'il soit fera l'affaire et que tout papier comme toute lumière sont bons. S'il ne vaut pas la peine de vivre sans cette chemise de lin céleste (et par pitié, surtout pas la blanche avec son col employé), si on se sent bien qu'on ne peut s'en sortir sans ces cigarettes longues au papier noir, il ne sert à rien de se répéter qu'il n'y a là que des manies, et qu'il serait temps finalement, d'y mettre bon ordre. Genium suum defraudare, frauder son propre génie, signifie en latin : s'empoisonner la vie, se faire du tort."



dimanche 17 août 2008

La tempête

À M.M.

Deux hommes sur le navire sont absorbés, l’un est absorbé par la mer, l’autre par le ciel. L'un ne quitte pas des yeux la vague, l'autre attache sa surveillance aux nuages. Celui qui regarde en haut, celui qui regarde en bas, tous deux mènent le navire. Tout deux aiment la Belle (mer). 
L'horizon est singulier. La brume y est diverse.
As-tu un octant anglais? Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derrière, ni par devant. As-tu mesuré la vitesse du navire? Oui. Quand ? Tout à l'heure. Par quel moyen ? Au moyen du loch. As-tu eu soin d'avoir l'œil sur le bois du loch? Oui. Le sablier fait-il juste ses trente secondes? Oui. Es-tu sûr que le sable n'a point usé le trou entre les deux ampoulettes? Oui. As-tu fait la contre-épreuve du sablier par la vibration d'une balle de mousquet suspendue... A un fil plat tiré de dessus le chanvre roui? Sans doute. As-tu ciré le fil de peur qu'il ne s'allonge? Oui. As-tu fait la contre-épreuve du loch? J'ai fait la contre-épreuve du sablier par la balle de mousquet et la contre-épreuve du loch par le boulet de canon. Quel diamètre a ton boulet? Un pied. Bonne lourdeur. C'est un ancien boulet de notre vieille ourque de guerre, la Casse de Par-grand. Qui était de l'armada? Oui. Et qui portait six cents soldats, cinquante matelots et vingt-cinq canons? Le naufrage le sait. Comment as-tu pesé le choc de l'eau contre le boulet? Au moyen d'un peson d'Allemagne. As-tu tenu compte de l'impulsion du flot contre la corde portant le boulet? Oui. Quel est le résultat? Le choc de l'eau a été de cent soixante-dix livres. C'est-à-dire que le navire fait à l'heure quatre lieues de France. Et trois de Hollande. Mais c'est seulement le surplus de la vitesse du sillage sur la vitesse de la mer. Sans doute. Mets-toi vite sur le parallèle du lieu de l'arrivée. Oui. Le moins d'écart possible. Méfie-toi des vents et des courants. Les premiers excitent les seconds. J'ai observé et j'observe. La marée est en ce moment contre le vent; mais tout à l'heure, quand elle courra avec le vent, nous aurons du bon. As-tu un routier? Non. Pas pour cette mer. Alors tu navigues à tâtons? Point. J'ai la boussole. La boussole est un œil, le routier est l'autre. Un borgne voit. Comment mesures-tu l'angle que fait la route du navire avec la quille? J'ai mon compas de variation, et puis je devine. Deviner, c'est bien; savoir c'est mieux. Christophe (Colomb) devinait. Quand il y a de la brouille et quand la rose tourne vilainement, on ne sait plus par quel bout du harnais prendre le vent, et l'on finit par n'avoir plus ni point estimé, ni point corrigé. Un âne avec son routier vaut mieux qu'un devin avec son oracle. Il n'y a pas encore de brouille dans la bise, et je ne vois pas de motif d'alarme. Les navires sont des mouches dans la toile d'araignée de la mer. Présentement, tout est en assez bon état dans la vague et dans le vent. Un tremblement de points noirs sur le flot, voilà les hommes sur l'océan. Je n'augure rien de mauvais pour cette nuit. Il peut arriver une telle bouteille à l'encre que tu aies de la peine à te tirer d'intrigue. Jusqu'à présent tout va bien. Jusqu'à présent tout va bien. Et c’est grâce à l’Europe que les navires vont par les mers. 
Mais le pire, n’est pas toujours sûr,
Vois-tu ? Quoi ? Cela. Quoi ? Là-bas. Du bleu. Oui. Qu'est-ce ? Un coin du ciel. Pour ceux qui vont au ciel, dit le capitaine. Pour ceux qui vont ailleurs, c'est autre chose. Et il souligne ces paroles d'énigme d'un effrayant regard perdu dans l'ombre. Il y a un silence. L'index osseux et rigide du capitaine est demeuré dressé comme en arrêt vers le coin bleu trouble de l'horizon. Le capitaine examine ce bleu, En effet, ce n'est pas du ciel, c'est du nuage. Nuage bleu pire que nuage noir. C'est le nuage de la neige. La nube de la nieve. Sais-tu ce que c'est que le nuage de la neige ? Non. Tu le sauras tout à l'heure. Mais pour l’instant je me retire. Jusqu’à présent tout allait bien. Jusqu’à présent tout allait bien.
Tout à coup la nuit est terrible.
Il n'y a plus d'étendue ni d'espace; le ciel s'est fait noirceur, et il se referme sur le navire. La lente descente de la neige commence. Quelques flocons apparaissent. On dirait des âmes. Rien n’est plus visible dans le champ de course du vent. On se sent livré. Tout le possible est là, piégé.
Moins de deux minutes après, nous sentons tout à coup une vague s’apaiser, et nous sommes enveloppés d’écume. Le bateau fait un brusque demi-tour par bâbord, et part dans cette nouvelle direction comme la foudre.
Où en sommes-nous ? Bon, parlez aux matelots. Manœuvrez rondement, ou nous courons à terre. De l’entrain ! De l’entrain ! Allons, mes enfants ! Courage, courage, mes enfants ! Vivement, vivement, vivement ! Ferlez le hunier. Attention au sifflet du capitaine. Souffle, tempête, jusqu’à en crever si tu peux. Et attention pas d’injures, ne réveillons pas les diables de la mer, nous allons avoir assez de soucis comme ça. Je crois que le moment est venu pour les âmes noires de se laver, et nous allons connaître le malheur de l’eau par dessus bord.
C'est le vent debout! Oui. C'est un tangage diabolique! Choisis d'autres mots. Oui. C'est le navire sur le chevalet ! Oui. C'est peut-être le mât rompu! Peut-être. Vous voulez que je gouverne à l'ouest! Oui. Je ne puis. En ce cas, fais ta dispute avec la mer comme tu voudras. Il faudrait que le vent changeât. Il ne changera pas de toute la nuit. Pourquoi ? Ceci est un souffle long de douze cents lieues. Aller contre ce vent-là! Impossible. Le cap à l'ouest, te dis-je! J'essaierai. Mais malgré tout nous dévierons. C'est le danger. La brise nous chasse à l'est. Ne va pas à l'est. Pourquoi? Capitaine, sais-tu quel est aujourd'hui pour nous le nom de la mort? Non. La mort s'appelle l'est. Je gouvernerai à l'ouest.
Cher second, je t’en prie, ne néglige rien. Où est le capitaine ? Montrez-vous des hommes. Restez en bas, je vous prie. Second, où est le capitaine ? Ne l’entendez-vous pas ? Vous troublez la manœuvre. Restez dans vos cabines, vous aidez la tempête. Voyons, mon cher, un peu de patience. Quand la mer en aura. Hors d’ici ! – Les vagues se soucient bien de la qualité de roi. En bas ! Silence ! Laissez-nous tranquilles.
Oui, où est le capitaine ? Que fait le capitaine ? Où est le capitaine ? Il doit craindre le vent, la pluie. Au fond de sa cabine, il a peur. Il sait que l’Enfer est vide de tous ses diables, qu’ils sont tous ici sur le pont en train de faire chalouper le bateau. Il a le tournis, il a la nausée. Peste. Diable. Bon Dieu. Séquestré. En huis clos. Non, pas mourir ainsi, ici.
Vacarme effroyable produit par le mugissement du vent dans le gréement et par les coups de mer qui balaient le pont. 
On entend une voix : « Allez de l’avant et ordonnez à ces faillis de chiens de descendre dans la chambre, parce que là (…) » et puis plus rien. De nouveau le bruit du vent, le mugissement du vent, et le mât qui craque. 
Tiens que voyons nous passer ? Mais c’est le coq ? Une embardée à emporter la mâture, et voilà notre bon coq qui pique du nez contre la porte. Vol plané. Émotions garanties. Un tour de manège gratis pour monsieur le coq. Il ne se relève pas. Est-il mort ou simplement assommé ?
Où est le capitaine ? Que fait le capitaine ? Oui, où est le capitaine ? Voiles déchirées, mat chancelant, cordages détachés. Le capitaine s’accroche comme il peut à ce qu’il peut. Il dandine comme une oie dans sa cabine, nagera-t-il comme un canard ? Toute la quantité d'effroi possible à un masque de pierre est peinte. Sa bouche laisse échapper ce mot: « A la bonne heure! »
Ce drôle me rassure singulièrement. Il n’a rien d’un homme destiné à se noyer ; tout son air est celui d’un gibier de potence. Bon Destin, tiens ferme pour la potence, et que la corde qui lui est réservée nous serve de câble, car le nôtre ne nous est pas bon à grand-chose. S’il n’est pas né pour être pendu, notre sort est pitoyable.
Amenez le mât de hune. Allons, plus bas, plus bas. Mettez à la cape sous la grande voile risée. Maudits soient leurs hurlements ! Leur voix domine la tempête et la manœuvre. La peste soit de tes poumons, braillard, blasphémateur, mauvais chien ! Manœuvrez donc vous-même. Puisses-tu être pendu, maudit roquet ! Puisses-tu être pendu, vilain drôle, insolent criard ! Nous avons moins peur d’être noyés que toi. Je garantis qu’il ne sera pas noyé, le vaisseau fût-il mince comme une coquille de noix, et ouvert comme la porte d’une dévergondée. (la porte est hors de ses gongs, le temps est hors de ses gongs, tout cela ne présage rien de bon, être ou ne pas être dans la tempête, ce n’est plus du tout la question. Pas le choix. On y est, on y reste, comme disait l’autre – mais où est le capitaine ? ) Serrez le vent ! Serrez le vent ! Prenons deux basses voiles et élevons-nous en mer. Au large ! Si nous ne pouvons être sur les flots, tentons de nous élever dans les cieux. Nous ne sommes pas des canards sur une mare tranquille. 
Une lame énorme frappe le brick du côté du vent, et on va chavirer c’est sûr. Pendant quelques instants, impossible de penser à autre chose. Et que faire ? Surtout. On ne peut pas faire jouer les pompes. Allons abattre le mât de misaine et de misère. Mais ce n’est pas facile d’abattre la misaine et la misère en position inclinée. On va y arriver. C’est sûr. On va pas crever comme ça comme des chiens mouillés, comme des poules mouillées, alors que tout commençait si bien. Oui, une si belle histoire ne peut pas se terminer si mal. Il y a une issue (de secours), on va la trouver. 
Mais où est le capitaine ? Combien de marins sont passés par-dessus bord ? Combien de marins emportés dans les fonds sombres de la mer ? Et lui, le capitaine, toujours dans sa cabine, en train de pleurer comme un petit enfant, car il a peur de mourir, car il aurait bien préféré finir ses jours dans un lit aux draps propres et blancs. Ça y est il a vomi, son midi et son quatre heures aussi. Les convenances ? Par dessus bord, avec les marins sacrifiés.
Tout est perdu. En prières ! En prières ! Tout est perdu. Quoi ! Faut-il que nos bouches soient glacées par la mort ? Ma patience est à bout. Nous périssons par la trahison de ces ivrognes. Ce bandit au gosier énorme, je voudrais le voir noyé et roulé par dix marées. Il n’en sera pas moins pendu, quoique chaque goutte d’eau jure le contraire et bâille de toute sa largeur pour l’avaler. Ou pendus, ou noyés ; nous n’avions pas d’autre option. Dieu a choisi pour nous. Il nous offre la tombe qui lave. Jetons à la mer nos crimes. Ils pèsent sur nous. Miséricorde ! Nous sombrons, nous sombrons… Adieu, ma femme et mes enfants. Mon frère, adieu. Nous sombrons, nous sombrons, nous sombrons. Allons tous périr. Allons prendre congé de la vie. Donner de bon cœur en ce moment mille lieues de mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n’importe. Que les décrets d’en haut soient accomplis ! Mais, au vrai, mieux aimé mourir à sec.
Oh! Ma cape neuve doublée d’écarlate! Oh! Mes pauvres bas de dentelle d’écorce de bouleau! Oh! Mes pendeloques d’argent pour aller à la messe de Marie!
Fanfaronnade, mais c’est la vérité : quelle magnifique mort que celle-ci, en face d’une si belle manifestation de Dieu.
Tant que nous pouvons gouverner, rien n'est perdu. Les œuvres vives tiennent bon. Des haches! Des haches! Le mât à la mer ! Dégagez le pont. Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. C’est l'affaire de quelques coups de cognée. On pousse le mât par-dessus le bord. Le pont est débarrassé. Maintenant prenez une drisse et amarrez-moi à la barre. On le lie au timon. Pendant qu'on l'attache, il rit. Il crie à la mer: Beugle, la vieille! Beugle! J'en ai vu de pires.
Pas le temps de respirer, une violente secousse, une des plus épouvantables lames qu’on eût su voir vient briser d’aplomb par dessus bord, emportant le capot d’échelle, enfonçant les écoutilles et inondant le navire d’un véritable déluge.
Un engloutissement d'écume couvre toute la poupe du navire. On entend dans cette mêlée d'eau et de nuit une dislocation. Quand l'écume se dissipe, quand l'arrière reparait, il n'y a plus ni marin, ni gouvernail. Tout a été arraché. La barre et l'homme qu'on vient d'y lier s'en sont allés avec la vague dans le pêle-mêle hennissant de la tempête. Avec le foc seulement nous pouvons fuir devant le vent. Passer maintenant la corde autour de la taille et l’attacher à un gros anneau. Seul moyen de rester en vie, de ne pas passer de l’autre côté de la mer, bleu de tombe, d’outre-tombe, et de cris et de pleurs. 
Mais où est le capitaine ? Il pleure comme un enfant dans sa cabine, les doigts plein de vomis, il patauge dans sa merde. Mais c’est pas Dieu possible, il a chié dans son froc, de peur. Mais c’est incroyable, il tremble comme une feuille. Mais que va-t-on en faire de ce capitaine à la noix, qui n’est pas capable de prendre ses responsabilités.
Un long cri, un hurlement, comme jaillissant des gosiers de mille démons semble courir à travers l’espace et passer par-dessus le bateau. Intense agonie que nous ressentons tous. Les cheveux se dressent roides sur les têtes, le sang se congèle dans les veines, les cœurs cessent de battre.
Le désespoir a les poings solides. Une main d’enfant dans l’effroi a une étreinte de géant. L’angoisse fait un étau avec des doigts de femme. Une jeune fille qui a peur enfoncerait ses ongles roses dans du fer. Nous nous accrochons comme nous pouvons, nous nous tenons comme nous pouvons, nous nous retenons comme nous pouvons, mais les vagues, mais les flots, ne sont qu’épouvante du balaiement.
Pater noster qui es in coelis. Notre Père qui êtes aux cieux. Ar nathair ata ar neamh. Sanctificetur nomem tuum. Que votre nom soit sanctifié. Naomhtar hainm. Adveniat regnum tuum. Que votre règne vienne. Tigeadh do rioghachd. Fiat voluntas tua. Que votre volonté soit faite. Deuntar do thoil ar an Hhalàmb. Sicut in coelo, et in terra. Aucune voix ne répond plus. Baisser les yeux et attendre la mort. Tout coule, tout s’en va. Tout est fini ?
Où est le capitaine ? Bien planqué dans sa cabine, il est toujours vivant le bonhomme. Il est un des rares survivants. 
Les rayons de lune semblent chercher le fin fond de l’immense gouffre ; mais nous ne pouvons rien distinguer à cause de l’épaisse écume qui enveloppe toute chose, et sur lequel plane un magnifique arc-en-ciel, semblable à un pont étroit et vacillant, passage entre le temps et l’éternité. Est-ce le chemin du Paradis ? 
Et le vent tombe aussi vite qu’il s’est levé. Le ciel redevient clair, et la pleine lune se couche radieusement à l’ouest. C’est l’heure de l’accalmie. La profonde mer n’a plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continue de tomber. Par petits flocons légers. C’est presque joli à regarder, et les larmes monteraient presqu’aux yeux si les corps contenaient encore de quoi pleurer après les plaintes lancés au Créateur.
Quelque chose surnage, et s’en va sur le flot dans l’ombre. C’est une gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutient.
Et le capitaine ? Il se demande où est sa bouteille de rhum. Il se boirait bien une bonne rasade de rhum pour faire passer le goût de la peur et du vomis qui traîne dans sa bouche. Pour la merde au cul ? Pas de solution, il va devoir assumer et se présenter devant les survivants avec.

Pour une tempête, c’était une tempête tout de même. Elle a gagné par K.O.

(Extraits de Victor Hugo, Shakespeare, Edgar Alan Poe. Textes coupés et assemblés en écoutant Morton Feldman, 15 août 2008, à Tokyo, Japon)

dimanche 10 août 2008

la S.A.S.A.(I)

Bord de plage. La mer bleue. Vous savez que vous ressemblez à quelqu’un. Phrase bien banale. Technique d’approche un peu maladroite. Non, jamais, on ne me l’a jamais dit. Je dois le prendre comment ? Bien ma veine, me faire draguer par un vieux, aujourd’hui, cet après-midi où j’ai envie d’être seul. Et voilà un vieux qui vient m’accoster. Prenez-le bien, et rassurez-vous, je ne suis pas un dragueur des bords de plage. Ah oui le vieux qui passe et repasse, maillot trop grand. Je vois. D’accord. Merci pour le compliment, si c’en est un. Ni un compliment ni autre chose, mais simplement un constat. Vous ressemblez à quelqu’un, et je me demandais si vous le saviez, que vous étiez le sosie de quelqu’un. Non, on ne m’a jamais rien dit à ce propos. Bizarre, comme approche, que veut-il ? En fait si, mais bon il y a longtemps. Une amie de ma sœur : « Ouah ton frère ressemble à Johnny Deep », alors évidemment flatté. Quelques années plus tard, on m’a comparé à Fassbinder. « Mais si je t’assure tu ressembles à Fassbinder ». En fait aussi flatté, et puis pas de drague derrière le compliment, à moins que… mais non ce ne fut pas le cas. Oui Fassbinder, cheveux longs, barbe de trois jours, air fatigué, abus d’alcools, envie de reconnaissance, d’être reconnu. Et je ressemble à qui ? A un écrivain, pas connu du tout en fait. J’ai vu son visage dans un magazine, et c’est mon boulot de repérer les visages. Vous travaillez pour une agence de mannequin ? Chasseur de têtes ? Et vous savez la littérature et moi ça fait deux. Je lis pas. Ou alors il y a longtemps. La Princesse de Clèves (et encore je me suis souvenu de l’avoir lu, parce qu’on en a parlé récemment, merci monsieur de m’avoir rappelé ces anciens souvenirs), Le Père Goriot (qu’on appelait le père Goyot) et ça doit être à peu près tout. Oui des polars aussi, mais aucun souvenir et ne me demandez pas les titres ou les auteurs. On ne vous a donc jamais dit que vous ressembliez à quelqu’un, et jamais on ne vous a dit que vous ressembliez à un écrivain, jamais ? Non, jamais. Mais pourquoi ces questions ? Ecoutez jeune homme. Alors là j’aime pas du tout qu’on m’appelle comme ça. Vous m’intéressez beaucoup. Mais pour que vous compreniez bien pourquoi vous êtes l’objet de toute mon attention, je vais devoir vous dire des choses que vous allez avoir du mal à accepter. Qu’est-ce qui va m’arriver ? C’est quoi ce vieux cinglé… Je m’appelle Bell, John Bell, non ce n’est pas un pseudonyme, c’est mon vrai nom, et je suis le secrétaire de la Société Anonyme des Sosies Anonymes, la S.A.S.A. Nous sommes une société qui regroupe les sosies anonymes de personnalités connues. Une société secrète ? Non, pas vraiment, même si nous nous cachons, même si nous évitons d’être à la lumière. Parce que j’aime bien les sociétés secrètes, vieilles comme le monde, qui manipulent tout dans l’ombre. Ça j’aime bien. Non, il ne s’agit pas de ça, nous ne manipulons personne, pas notre but. Ah dommage. Nous sommes une confrérie de sosies de gens célèbres mais non connus, mais non reconnus. Un exemple : même si vous ne lisez pas, vous connaissez le nom de Joachim du Bellay ? Oui, tout de même, pas complètement inculte, ce n’est pas parce que j’ai dit que je ne lisais pas que je ne sais rien. Je ne voulais pas dire ça, c’est un exemple. Donc vous connaissez Joachim du Bellay. Important auteur du XVIème siècle, s’il en est, auteur connu de tous et toutes. Mais savez-vous à quoi il ressemble ? Savez-vous à quoi ressemble, ressemblait, Joachim du Bellay ? Non, bien sûr. Je ne sais pas à quoi il ressemble. Je n’ai même jamais su à quoi il ressemble. Voilà l’exemple parfait : Nous avons en nos murs le sosie de Joachim du Bellay. Une célébrité donc mais pas connue, mais jamais reconnue. Le sosie de du Bellay est un anonyme, et il fait partie de notre confrérie, de notre société. Bord de plage. La mer bleue. C’est vraiment n’importe quoi. Et vous êtes beaucoup dans votre société ? Oui, nous sommes beaucoup, car vous ne vous vous doutez pas comme les écrivains, même si leur nom est connu, ne sont pas reconnus. Et ils alimentent notre société. Et c’est moi, John Bell, qui suis chargé de pister les futurs membres de la S.A.S.A., de trouver ceux qui peuvent faire partie de notre société. Et moi je ressemble à un vieil écrivain, du XVIème ou du XVIIème ? Non, nous n’avons pas que de vieux écrivains du temps passé, nous avons en nos murs des sosies de contemporains. Un autre exemple : Claude Simon. Qui est capable de reconnaître cet auteur ? Qui peut dire dans la rue : « Oh regarde c’est Claude Simon ! ». Personne. Personne. Et nous avons chez nous le sosie de Claude Simon. Je vais paraître paradoxale et contradictoire, mais il est mort Claude Simon : et vous venez de me dire que vous avez des vivants. Finalement vous vous y connaissez un petit peu en littérature, dîtes donc. Vous jouiez les ignares il y a quelques minutes, mais vous semblez vous y connaître. Non, non, comme ça des noms, à droite à gauche, mais rien de plus. Pas envie de plus, non plus. Mais continuez. A qui je ressemble ? Un jeune écrivain, il a publié trois romans, il a eu droit à une photographie dans un important magazine littéraire. Donc susceptible d’être reconnu, il y a les informations pour. Mais non, il ne l’est pas. Est-il connu ? Non, je ne crois pas. Mais considérons que la publication de trois romans, ce n’est pas si mal, et que l’on peut alors penser que la reconnaissance est là. Mais il n’est pas reconnu ? Oui. Et j’en suis le sosie. Tout à fait, complètement. Et vous ? de qui êtes-vous le sosie ? Marrant, pas envie de discuter avec lui, il y a quelques minutes, et voilà que maintenant son histoire commence à me plaire et m’amuser. 

jeudi 7 août 2008

de la nouveauté...





après un mois à arpenter Tokyo, plaisir sans fin s'il en est, voilà quelques images :

c'est ici,
pour les autres.



mercredi 6 août 2008

La chambre noire








Garry Winogrand (1928-1984)


"Je photographie le monde pour savoir à quoi ressemble le monde une fois photographié."

mardi 5 août 2008

toujours là...

En cette période estivale, des lectures, mais pas sûr que vous ayez envie de lire un compte-rendu du Hegel de François Châtelet, que je suis en train de lire ; alors je vais continuer à parler un peu musique. Suite à un billet du son du grisli, j'ai fait l'acquisition de ce disque : 




et c'est une petite merveille. Des reprises, enfin peut-on parler de reprises à propos du jazz, mais revus et corrigés par Matthew Ship, William Parker et Susie Ibarra. Un trio qui prend à bras le corps des morceaux aussi connus que "Autumn Leaves" pour les passer à la moulinette d'un jazz plus libre, à la limite de l'improvisation, parfois, mais qui toujours se rattache à la mélodie première. Un vrai plaisir qui tourne en boucle en ce moment sur ma chaîne. Merci au Grisli.

lundi 4 août 2008

toujours là...




Au départ, The sidewinder, album classique, morceau entraînant et succès de Lee Morgan. Je m'étais arrêté là, je ne sais pas pourquoi, des a-priori, stupides, comme tous les a-priori, sur Lee Morgan, trop classique pensais-je.

Puis dernièrement, ai acheté plusieurs albums et là, une belle claque, oui classique, mais du bon classique, qui ne sent pas la naphtaline pour autant, oh non, mais bien des morceaux qui swinguent en diable, toujours énergiques, toujours à vous faire bouger, comme "the sidewinder" d'ailleurs.



Des participations avec Hank Mobley (une belle série d'albums,d'ailleurs), Art Blakey, Griffin, et John Coltrane (sur Blue Train) et beaucoup d'autres.




Ce que j'aime chez Lee Morgan ? Sa fausse simplicité, ce côté "je la joue cool", mais en fait bien plus malin et plus intelligent que ça, sans pour autant entrer dans un jazz purement cérébral. Quand le rythme est tout, quand le rythme préside à la création et à l'élaboration du morceau.

Et puis en dernière confidence, il y a les pochettes, oui je sais, cela devient une marotte, mais vraiment les pochettes Blue Note, sont vraiment magnifiques, et quelqu'un qui porte aussi bien la veste, le costume croisé, ne peut être qu'un grand musicien...

conseil aux maisons de disques : soignez vos pochettes, soignez vos notes et vos textes de présentations, et vous verrez que le téléchargement cessera...

samedi 2 août 2008

Roman policier-VIII

Le samedi 14 – où le pire n’est jamais sûr.


C'est une des superstitions de l'esprit humain d'avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu.
Voltaire



Il pouvait enfin passer à autre chose. Il sortit sur le perron de sa porte, prêt à affronter une nouvelle journée qui ne serait pas basée sur la malchance et les emmerdements.
Il s’alluma une cigarette. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas fumé. Mais bon cette journée passée avait été exceptionnelle, il pouvait bien s’en griller une, savourer ce présent du samedi 14, ce présent libérateur. C’était une cigarette de sa femme. Elle avait oublié son paquet sur la table de la cuisine. Preuve qu’elle était bien agitée tout de même. 
Il allait fumer cette cigarette, se mettre au lit et à la première heure il irait la chercher, sa femme. Il irait chez sa belle-mère et ils prendraient le temps de parler, comme le font les couples quand ils traversent une crise.

— Bonsoir commissaire, dit une voix sortie de nulle part.

Il se tourna vers la voix qui lui semblait familière, jeune. De derrière la haie, apparut (si dans le noir on peut apparaître) la fille du maire. Le commissaire sourit. La chance revenait. Voilà. En passant au samedi 14, le cours normal des choses allait pouvoir reprendre.
- Eh bien, où étais-tu ? je t’ai cherchée…
- Oui, je sais. C’est pour ça que j’ai fugué.
-Comment ? Pour que je te cherche ?
-Oui, comme à chaque fois. Ce que je veux c’est que vous me rameniez chez moi. Partager un instant ensemble. Etre à vos cotés. Sentir votre main sur mon bras. Vous sentir contre moi. Et me dire qu’un jour ou l’autre, vous allez finir par m’embrasser, me prendre dans vos bras, que nous allons enfin vivre une grande histoire tous les deux …
-Mais, mais, mais, mais …
-Oh embrassez-moi, commissaire…

Et la nuit s’étendit sur eux.

Ce n’est que plusieurs jours plus tard que le commissaire se souvint que sa femme avait avancé la pendule d’une dizaine de minutes. Elle avait dit : « C’est pratique quand on attend des invités, on n’est jamais en retard. »

vendredi 1 août 2008

toujours là...



On reprend les mêmes et on recommence, ou plutôt on continue...

Roman policier-VII

Où le commissaire se retrouve au bureau.

C’est avec les pieds qu’on danse.
Schuhl

Alors il se livra à un morne travail que l’on confie d’habitude à des inspecteurs. Mais il avait besoin de s’agiter, de se donner l’illusion de l’action. Pour oublier, pour essayer de chasser de son esprit les événements désastreux de la journée, et tenter de ne pas sombrer encore plus dans cette espèce de mélasse paralysante dans laquelle il avait mis un pied.




Où le commissaire arrive chez lui.

On pénètre dans une pièce décorée dans le style d’Herculanum.
Stengler

Comme elle lui sembla vide leur maison quand il entra. Un seul être vous manque et votre cuisine est dépeuplée. Tout lui paraissait nouveau, tout lui paraissait disproportionné, tout lui semblait hors de portée.




Où il va être question d’une pendule achetée quelques années auparavant. 
De son illustration & de sa défense.


La superstition porte malheur.
Carvel



Il était 23 heures, et le commissaire avait les yeux rivés sur la pendule du salon. Pendule achetée cinq ans auparavant à un brocanteur. Il avait toujours pensé qu’il l’avait payée trop chère, mais sa femme considérait qu’ils avaient fait une bonne, une très bonne affaire. Alors… aujourd’hui encore il ne pouvait s’empêcher de trouver son prix exorbitant, mais il ne s’agissait que d’un avis, car il n’avait jamais eu le courage de comparer les prix, ni même de savoir plus précisément s’il s’était fait avoir ou non. Et puis se faire avoir quand on veut vraiment quelque chose est ce se faire avoir ? Il pensait que non. Sa femme la voulait tellement cette pendule, elle l’imaginait si bien dans leur salon – tu sais à coté du bahut, elle irait très bien – qu’il avait dû finir par accepter. Ils auraient pu en trouver une moins chère, mais au prix de combien de kilomètres ? finalement quand on tient une affaire, fut elle hors de prix autant la prendre plutôt que la regretter ensuite. Et puis il faut comparer ce qui est comparable, aimait à dire à qui l’écoutait le commissaire. Il faut comparer cette pendule avec la même pendule et pas avec une autre. Sinon ça n’a aucun sens. Après avoir fait remarquer à ses invités que cette pendule lui paraissait chère -- ce dont convenaient aisément ses invités, sans doute parce qu’ils connaissaient le prix des choses ou par pure politesse pour aller dans le sens de leur hôte, puis le plus souvent pour continuer la discussion ils y allaient de leur avis, de leur comparaison, avec leur pendule, celle de leur grande-tante, celle d’un ami, qui lui aussi trouvait qu’il l’avait payée trop chère, et autres anecdotes personnelles et futiles -- eh bien le commissaire Roman pour mettre fin à une discussion qui l’embarrassait disait : « Il faut comparer ce qui est comparable, il faut comparer cette pendule avec la même pendule, pas une autre. » Il en prenait la défense ce qui laissait ses invités dans un état de perplexité proche de l’Ohio. Ensuite c’étaient toussotements de gêne, raclements de gorge, et attente empressée de l’apéritif. Neuf fois sur dix aucun des invités ne faisait une autre remarque sur quoi que ce soit dit par le commissaire, on approuvait et on passait très vite à autre chose, comme si chaque sujet de discussion était une patate chaude qu’il s’agissait de se refiler le plus vite possible. La femme du commissaire était toujours embêtée et elle devait ensuite tout faire pour remonter une situation bien difficilement explicable. Le commissaire prenait son air bougon et s’enfermait dans un mutisme gênant pour tout le monde. Il fixait ses invités et du coin de l’œil – noir – regardait sa pendule.
23h30, encore une demi-heure.
23h59, encore une minute.
24h – 00h – enfin, finit. Il souffla, s’épongea le front tant les derniers instants avaient été pénibles.