lundi 28 décembre 2009

Nous qui avons toujours vécu au château...(VI)



J’avais une liste de courses pour l’épicerie, Constance m’en préparait une le mardi et le vendredi. Les gens du village détestaient le fait que nous ayons toujours assez d’argent pour payer tout ce dont nous avions besoin. Nous avions bien sûr retiré tout notre argent de la banque, et je savais qu’ils parlaient à propos de cet argent caché dans notre maison. Comme si nous avions une montagne de pièces d’or et que Constance, Oncle Julian et moi assis dans la bibliothèque nous plongions nos mains dans cet or, comptant et recomptant encore et encore les piles de pièces, tout en ricanant, bien à l’abri, de nos portes closes. J’imagine qu’il devait y en avoir des âmes rongées au village, qui convoitaient notre argent, mais ils avaient trop peur et étaient bien trop lâches, ces villageois. Quand je sortais ma liste, je sortais aussi mon porte-monnaie pour qu’Elbert sache bien que j’avais de quoi payer et qu’il ne refuse pas de me servir. Cela m’était égal de savoir qui était à l’épicerie. J’étais toujours servie la première, Elbert et son insignifiante épouse venaient toujours à moi, même s’ils étaient occupés avec quelqu’un d’autre, pour me demander tout de suite ce que je désirais. Leur fils aîné, pour les vacances, travaillait parfois à l’épicerie, mais ils s’arrangeaient toujours pour qu’il ne s’occupe pas de moi. Un jour, une petite fille, étrangère au village, s’est approchée de moi, Madame Elbert l’a tirée tellement fort que l’enfant a hurlé de peur. Tout le monde dans l’épicerie en a été pétrifié. Madame Elbert a repris son souffle au bout d’une longue minute et m’a dit : « Autre chose ? ». Je restais toujours droite et immobile quand des enfants s’approchaient de moi : ils me terrifiaient. J’avais toujours peur qu’ils aient envie de me toucher et que leur mère ne se jette sur moi comme des furies. C’est l’image que j’ai d’elles : des êtres surnaturels prêtent à se jeter sur moi, toutes griffes dehors. Aujourd’hui j’avais beaucoup de choses à acheter pour Constance et c’était une bénédiction qu’il n’y ait pas d’enfants et pas beaucoup de clientes dans le magasin. « Prenez un tour d’avance » ai-je pensé et je dis bonjour à M. Elbert.


D’un signe de tête il me répondit, mais on ne peut pas dire que mon arrivée l’enchantait : les clientes nous regardaient. Je leur tournais le dos, mais je les sentais derrière moi, à la main une boîte de conserve, un paquet de biscuits ou une laitue pommelée. Elle ne bougerait pas jusqu’à mon départ, et quand j’aurais franchi le seuil de la porte, elles reprendraient leurs discussions et leur petite vie tranquille. Madame Donell était là, quelque part, je l’avais vue en rentrant et je suis sûre qu’elle n’était là que parce qu’elle savait que je venais à l’épicerie. Elle essayait toujours de me parler, elle était une des rares à essayer de le faire.


« Un poulet à rôtir », ai-je dit à M. Elbert, et à l’autre bout du magasin, sa cupide femme a ouvert le frigidaire, a pris un poulet et l’a enveloppé. « Un petit gigot, ai-je dit, Oncle Julian a toujours envie de gigot quand arrive le printemps. » Je savais que j’aurais dû me taire, un léger murmure s’éleva dans l’épicerie. Quand je pense que j’aurais pu les faire toutes détaler comme des lapins en leur disant ce que j’ai vraiment envie de leur dire. Mais au dehors du magasin, cela ne les empêcherait pas de continuer à m’épier. « Des oignons, ai-je demandé poliment, et du café, du pain, de la farine, des noix, et puis du sucre. Nous n’avons presque plus de sucre. » Derrière moi, il y eut un ricanement et M. Elbert me jeta un regard sombre, mais il continua à me servir. Mme Elbert apporta le poulet et le gigot, empaquetés, et les mit avec les autres commissions. « Deux litres de lait, un petit pot de crème et une livre de beurre. » Les Harris avaient cessé de nous livrer en produits laitiers, il y a six ans, et j’achetais donc le lait et le beurre à l’épicerie. « Et une douzaine d’œufs. » Constance ne l’avait pas indiquée sur la liste, mais je savais qu’il n’en restait que deux à la maison. « Et un sachet de peanuts brittle. » C’était pour Oncle Julian qui allait ce soir, tout en consultant ses papiers, les mâchonner. Et il irait au lit, les doigts tout collants.


« Les Blackwood ont toujours aimé préparer à manger. » Ca, c’était Mme Donell, parlant haut pour qu’on l’entende bien à la ronde. Ce qui en fit glousser une, et une autre ne put s’empêcher de faire un bruit de bouche. Je ne me retournais jamais, c’était déjà bien assez de les savoir dans mon dos, je n’allais pas en plus croiser leurs visages grisâtres et leurs yeux haineux. Je voulais qu'elles meurent toutes, mais je me retenais de le leur dire. Constance disait toujours : « Ne leur montre jamais que leurs paroles te touchent, si tu leur montres cela va les encourager à continuer. » Elle avait sans doute raison, mais je souhaitais tout de même qu’elles meurent toutes, là, maintenant. Comme j’aurais voulu certains matins entrer dans l’épicerie, et les voir toutes, en train d’agoniser dans d’affreuses souffrances. Je me serais servie toute seule, j’aurais enjamber leurs corps, j’aurais pris tout ce que je voulais sur les étagères et je serais ressortie. Je n’aurais pas oublier de donner un coup de pied à Mme Donell, agonisante. Si cela pouvait se réaliser un jour ! « Ce n’est pas bien de les haïr, me disait Constance, cela ne fait du mal qu’à toi. » Certes, mais cela ne m’empêchait pas de les détester et je me demandais bien pourquoi on s’était donné tant de mal à les mettre au monde.


M. Elbert déposa toutes mes courses sur le comptoir et attendit, fixant un point derrière moi. « C’est tout pour aujourd’hui. » lui dis-je. Sans me regarder il fit l’addition sur un bout de papier qu’il me tendit pour que je vérifie et qu’ainsi je sois sûre qu’il ne m’avait pas volée. J’avais toujours fait un point d’honneur à vérifier son addition, même s’il ne se trompait jamais. Il y avait tellement de choses que j’aurais pu faire pour me venger, mais que je ne faisais pas. J’avais les mains pleines des courses et je devais maintenant rentrer chez moi en me débrouillant toute seule. Personne n’allait m’aider, bien sûr, même si j’en avais émis l’envie. Passez deux tours. Avec les livres de la bibliothèque et toutes mes courses, j’allais très lentement. Je devais descendre la rue, passer le General Store et aller chez Stella. Je m’arrêtai sur le seuil de l’épicerie, cherchant un moyen de me sentir vraiment en sécurité. Derrière moi les ricanements et les jacasseries commencèrent. Elles pouvaient se remettre à parler, et les Elbert pouvaient souffler au fond de leur magasin. Je me fis un masque d’indifférence. Je pensais au déjeuner que nous allions prendre dehors et je gardais mes yeux juste assez ouverts pour voir où j’allais. Je regardais fixement les chaussures marron de Mère. Je m’imaginais la nappe verte, les assiettes jaunes, les bols blancs de fraises. Je sentais les yeux des hommes se poser sur moi quand je passais, et je pensais à Oncle Julian qui aurait son œuf mollet et ses toasts. Et je rappellerai à Constance qu’il ne fait pas si chaud et qu’il faut mettre un châle sur les épaules d’Oncle Julian. Sans les regarder, je devinais leurs grimaces et leurs gesticulations. Comme je voulais qu’ils fussent tous morts. Comme je voulais marcher sur leurs cadavres. Ils ne me parlaient jamais directement, ils s’adressaient les uns aux autres. « C’est une des filles Blackwood. » Un autre de sa voix moqueuse : « Une des filles Blackwood de la terre Blackwood. », « C’est bien triste ce qui est arrivé. » Et un autre, bien assez fort pour que j’entende : « C’est bien triste pour ces pauvres filles, oui. » et ils disaient : « C’est une belle ferme cependant. Avec un beau domaine. On doit pouvoir se faire pas mal d’argent en exploitant ces terres. — A condition d’avoir un million d’années devant soi et trois têtes et de ne pas être trop exigeant sur ce qui peut y pousser. », « C’est qu’ils ont bien clôturé leur terre, les Blackwood. », « Il y a de l’argent à se faire, c’est sûr. », « Comme c’est triste ce qui est arrivé aux filles Blackwood. », « Personne ne peut dire ce qui sortira de leur terre. » Je suis en train de marcher sur leurs corps, voilà ce que j’imaginais, nous allons manger dans le jardin et Oncle Julian aura son châle. Je portais avec précaution les courses, car je me souvenais toujours de ce terrible matin où j’avais tout fait tomber : les œufs s’étaient cassés, le lait s’était répandu. J’avais essayé, comme j’avais pu de tout ramasser. J’avais remis, comme ça, les boîtes de conserve, j’avais à mains nues ramassé le sucre éparpillé et je l’avais remis en vrac dans le panier à commissions. Je m’étais forcée à ne pas m’enfuir à toutes jambes.

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