lundi 24 mars 2008

C'est le jour de sa mort


C’est le jour de sa mort que je l’ai revu. Ou plutôt c’est en apprenant sa mort que je l’ai revu ; coup de fil sur mon téléphone portable, moment d’égarement, de questionnement ; puis un bus qui passe, et dedans, lui. Je l’ai vu, là, dans le bus qui passait devant moi ; je l’ai reconnu, là, dans le bus qui passait devant moi. Je savais qu’il n’était plus, le coup de fil me l’avait annoncé ; c’est le téléphone qui m’avait annoncé la mort de mon ami, et pourtant, ce matin de ciel clair, il était là, dans le bus qui passait devant moi. J’ai suivi du regard le mort qui s’en allait, j’ai suivi du regard mon ami mort qui s’en allait, j’ai suivi du regard le bus qui contenait mon ami mort.. J’aurais voulu l’arrêter, le bus, mon ami, la mort, j’aurais voulu que tout s’arrête, là, devant moi, le bus, mon ami, la mort, comme ce coup de fil qui m’avait annoncé la mort de mon ami, un matin de ciel clair. J’aurais voulu que cesse, le bus, la mort, comme avait cessé le coup de fil qui m’avait annoncé la mort de mon ami. Que cesse, que s’arrête.
Le coup de fil m’annonçait la mort de mon ami, je n’y croyais pas, je ne voulais pas y croire, je ne pouvais pas y croire, car lui, oui lui, il était là, devant moi, dans ce bus, en train de passer, là devant moi, simplement comme passent les passagers des bus, le matin quand ils vont au travail, le soir quand ils rentrent chez eux, l’après-midi, quand ils vont faire des courses et qu’ils ne veulent pas prendre leur voiture, qu’ils n’ont pas de voiture. Mon ami n’avait pas de voiture, et il prenait souvent le bus, pour aller travailler, pour rentrer chez lui, ou pour aller se promener en ville, l’après-midi, quand il ne travaillait pas. Souvent il prenait le bus, mon ami.
Et ce matin de ciel clair, je l’ai vu, alors qu’on venait juste de m’annoncer sa mort, au téléphone. Et moi stupéfait, hébété, comme un con, en quelque sorte, sur le trottoir, en train de me demander ce qui allait maintenant se passer, j’ai vu mon ami, mort, mon ami mort, mort, mais vivant, mort vivant, vivant et mort, dans le bus, dans le bus en train de passer devant moi. 
Ce ne pouvait pas être lui, il était mort, nous n’habitions plus dans la même ville, nous étions si loin, si proche, de proche en proche, de loin en loin, si proche, si loin, lui mort, moi là, vivant, lui dans le bus, moi sur le trottoir, à ne rien y comprendre, à ne plus rien y comprendre. Dans la main droite mon téléphone, et je n’en croyais pas mes yeux, en voyant, en voyant, mon ami mort, là passant devant moi, à ne rien y comprendre, à ne rien vouloir y comprendre, plus rien comprendre, du tout de rien, de rien et de tout. 
Nous n’irons pas plus loin, ici commence le pays des fantômes. C’est cette phrase qui m’est venue à l’esprit, en voyant passer le bus, le bus devant moi, le bus et mon ami, mort, vivant, mort vivant, dedans, à ne rien y comprendre, mais surtout ne pas aller plus loin, ne pas essayer de passer la frontière, la frontière de la rue, le rue comme frontière, moi ici, sur le trottoir, vivant, lui, dans le bus, mort. Vraiment à ne rien y comprendre, à ne rien vouloir y comprendre. Les morts ne sont pas morts, ils se glissent dans les bus. Combien de morts dans ce bus qui vient de passer, avec mon ami, mort, comme le coup de téléphone me l’avait annoncé, là, il y a quelques secondes, des mots simples, « il est mort », et moi qui raccroche, qui ne veut plus rien entendre, qui ne veut plus rien savoir, et cette phrase, en ritournelle, « Nous n’irons pas plus loin, ici commence le pays des fantômes. » Oui, des fantômes et des morts, des morts vivants…

1 commentaire:

Judith Arnaud a dit…

"comme en terre" sonne juste. Ici. J'ai souvent vu passer les morts. Je ne dis pas 'mes' morts même si c'est cela qui m'est venu à l'esprit car ils ne sont pas à moi, seul leur souvenir m'appartient - et encore... C'est bien de pouvoir les voir passer. Non pas qu'ils en soient plus vivants - non, ils sont morts. Mais dans cette mort là ils ont une existence qui adoucit la nôtre et la rend, au fond, plus joyeuse. Ils sont là, après tout, est-ce si différents que eux vivants et loin et nous y pensant ? C'est juste différent. Il y a plein de façon d'aimer, non ? Même les absents sont aimables. Il suffit de n'exiger aucune preuve de l'amour qu'ils nous port(ai)ent. Et c'est bien ça l'amour non ? Juste aimer sans jamais penser à ce qu'il peut nous revenir ?

Bise,