jeudi 20 mars 2008

Thésée (II)

Alors Thésée va rentrer chez lui. Son père l’attend, l’attend depuis trop longtemps. Il se fait un sang d’encre. On lui a annoncé que son fils était victorieux, mais il veut le voir, en chair et en os, le prendre dans ses bras, l’embrasser. Il a eu si peur.
Alors le voyage du retour se passe sans problème, les dieux sont cléments. Ils veulent que le héros rentre chez lui. Mais Thésée s’ennuie. Il n’a plus personne à qui raconter son histoire, et les marins sont las de l’entendre. Il n’y a plus de corps à caresser, et les corps des marins ne l’attirent pas.
Alors Thésée veut arriver au plus vite. Car dans sa patrie il pourra raconter son histoire et sans doute que de belles et tendres jeunes filles vont vouloir passer quelques doux moments avec ce héros au sourire si tendre. Rien que d’y penser, il en a l’eau à la bouche.
Alors Thésée change la voile. Et c’est avec une grande voile blanche qu’il entre dans le port. Il ne fallait pas gâcher son arrivée en oubliant de changer de voile : tout le monde aurait été triste, et ce n’est pas bon pour la bagatelle. Il veut pour le soir, un grand banquet, du vin, de la viande braisée, des filles qui dansent et des corps offerts : une soirée inoubliable.
Alors Thésée se prépare pour cette belle soirée, cette soirée inoubliable. il va être le héros de la soirée, de la soirée inoubliable. Il veut l'être. Il pense, en se parant, à ce qu'il va raconter, comment il va le dire, sur quel ton il va le dire, il pense aux regards qui vont se tourner vers lui, qui vont le dévorer d'admiration, il pense ensuite aux filles, aux filles qui vont venir s'offrir à lui, le héros, le héros de cette soirée inoubliable.
Alors ce soir, Thésée s'avance dans la salle de banquet. On le regarde, on l'admire, c'est certain. Son père, Egée, le prend dans ses bras. Il est si heureux de revoir son fils.
Alors la soirée inoubliable peut commencer. Pas de soirée réussie sans la musique des Rita Mitsouko, sans la musique des Clash, sans une chanson de Joe Dassin, reprise en choeur. Une envie de quickie, là, pendant la party, assaille Thésée. Une envie d'étreinte, de pipe, d'un coup tiré vite fait entre deux colonnes, aux latrines, avec une inconnue, ou presque. Une envie qu'il n'arrive pas à assouvir, tant les corps sont saouls, tant les corps sont inertes sur le marbre froid du palais de son père.
Alors la soirée peut finir.


Puis la vie reprend. Son rythme, sa simplicité et sa linéarité.
Puis Egée, le vieil Egée retourne vite à ses affaires, et Thésée, le jeune Thésée, continue à raconter son histoire. Mais cela ne dure pas longtemps, on se lasse. Certes, elle est incroyable son histoire, mais pas de quoi en faire une représentation théâtrale non plus. Aucun auteur ne s'intéresse à cette histoire. Elle manque de tragique son histoire, voilà ce qu'on lui répond. Il est entré, a tué et est ressorti. Une histoire limpide et ordinaire. Rien de plus. Rien de moins.
Puis Thésée entre vite dans une mélancolie persistante et visible. Un peu maniérée et ostentatoire, comme s'il voulait que l'on s'occupe de lui, un peu. Ce qui aurait dû, ce qui aurait pu, être l'affaire de sa vie, finalement se retrouve relégué au rang de l'anecdote. Eh quoi ? Doit-il tuer son père, épouser sa mère, pour que de nouveau on parle de lui ? Doit-il provoquer une guerre de dix ans pour que l'on écrive son histoire sur des tablettes éternelles ? Doit-il dans un moment de fureur tuer femme et enfants ? De toute façon il n'a plus de mère ; la guerre, il l'a empêchée et il n'a ni femme ni enfant. Il n'a rien pour entrer dans la légende.
Puis il regarde la mer et passent les jours et les semaines, les mois et les années. De longues années ponctuées par l'ennui et la lassitude. Il pense retourner au pays du Labyrinthe, savoir si on ne l'a pas oublié. Il n'en fait rien.
Puis son père meurt. Une mort stupide, ridicule que l'on préfère oublier. Le vieux roi se promenait au bord de la falaise, comme tous jours, quand agacé par un papillon jaune et vert, il a essayé de le chasser et a fait sa mauvaise chute. Une mort si stupide que l'on ne veut pas la chroniquer, qu'on préfère l'oublier. 
Puis Thésée, le vieux Thésée, monte enfin sur le trône, sans envie, sans passion. Un roi mélancolique et désabusé, ne voulant rien, ne voulant plus rien. un roi qu'on va oublier, un roi sans relief, un roi sans histoire.

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