lundi 17 octobre 2011

blanche-rose et rose-rouge


Nous sommes deux sœurs jumelles, on pourrait commencer l’histoire, cette histoire en chantant cette chanson. Nous sommes deux sœurs et je m’appelle Blanche-Rose et je m’appelle Rose-Rouge. Notre mère est une veuve qui vit dans une maison coquette. Elle nous a appelées comme ça, notre veuve de mère car nous ressemblons aux boutons des deux rosiers sauvages, l’un blanc, l’autre rouge, qui croissent en son jardin.
Nous sommes des enfants bonnes, sages, travailleuses et vaillantes ; nous nous aimons de tout notre cœur. Quand je murmure : " Nous nous aimerons ", je réponds : " Toute notre vie " et notre mère, notre veuve de mère ajoute : " Ce que l’une aura, elle le partagera avec l’autre ". Et quand elle dit cela notre mère, notre veuve de mère, nous ne pouvons nous empêcher de sourire car je pense à la même chose que celle à laquelle je pense aussi.
Ensemble, nous allons au petit bois cueillir des fraises ; les animaux de la forêt nous connaissent bien. Le lièvre vient en boule rouler à nos pieds et grignoter la carotte que nous lui  apportons. Les cerfs nous égaient de leurs bondissements majestueux et les oiseaux, au faîte des arbres, pépient et chantent à gorge déployée. Quand nous nous attardons dans la forêt et que la nuit nous surprend, nous couchons l’une contre l’autre sur la mousse odorante, et nous endormons jusqu’au matin. notre mère, notre veuve de mère,  ne se fait pas de souci car elle sait que nous ne risquons rien.
Nous aimons tant notre maison que nous la soignons à longueur de journée. A la saison d’été, je  fais le ménage et dépose tous les matins, avant que ma mère, ma veuve de mère, ne se réveille, un bouquet de roses blanches et de roses rouges. A la saison d’hiver, c’est moi qui entretient l’âtre où brille la marmite de cuivre pendue à la crémaillère.
Or, un soir d’hiver :
- Blanche-Rose, va mettre le verrou, dit ma mère, ma veuve de mère.
Puis elles s’assoit près de la cheminée, met ses lunettes et commence un conte. Nous écoutons en filant. A nos pieds, un mouton, la tête entre les pattes, se chauffe, et les colombes sur leur perchoir roucoulent encore un peu avant de mettre la tête sous l’aile.
Tout à coup, on frappe à la porte.
- Va vite ouvrir, Rose-Rouge, dit ma mère, ma veuve de mère ; un homme, peut-être, veut s’abriter.
Nous rougissons, et je pense à la même chose que celle à laquelle je pense aussi.

Je tire le verrou, et un gros ours brun passe la tête dans l’entrebâillement de la porte. Je suis  affolée, je me jette derrière le fauteuil de ma mère, ma veuve de mère,  et moi je me cache derrière le lit. Le mouton est paralysé de terreur, et les colombes volettent de tous les côtés.
- Que craignez-vous ? Je ne veux de mal à personne, j’ai surtout si froid ...
- Viens, mon pauvre ours, dit ma mère, ma veuve de mère. Viens te coucher près du feu. Blanche-Rose et Rose-Rouge, sortez de vos cachettes, petites peureuses.
Tranquillisées, nous nous approchons. Le moutons et les colombes aussi ...
- Chères enfants, retirez-moi cette neige de ma fourrure.
Avec une brosse, nous lissons le pelage épais du gros ours brun qui s’étend devant l’âtre en grognant de plaisir. Ayant perdu toute peur et toute timidité, nous nous amusons à l’envi avec notre nouvel ami. Il est lourd et pataud. Nous lui tirons les poils, enfonçons nos petites mains dans la fourrure chaude comme un nid, ou bien, avec une baguette, nous le taquinons. De temps en temps, lorsque nous y allons un peu trop fort et partons d’un grand éclat de rire, il grogne :
- Blanche-Rose, Rose-Rouge, ne tuez pas votre fiancé.
L’heure du coucher sonne à la vieille horloge ; nous nous en allons au lit sagement. Notre mère, notre veuve de mère, dit à l’ours :
- Reste là si tu veux, près du feu. Il fait trop froid dehors.
A l’aurore, il s’en retourne dans les bois d’où il est venu. Les jours qui suivent, ponctuellement, l’ours revient au logis. Nous ne fermons plus la porte avant qu’il ne soit revenu se coucher devant l’âtre où nous  jouons ensemble des heures durant.
Quand le printemps reverdit toutes les plantes, tous les arbres, l’ours dit adieu à ses amies pour aller vivre tout l’été dans la forêt.
- Mais pourquoi donc ? je m’étonne.
- Pour empêcher que les méchants nains ne volent mon trésor. L’hiver, la terre est gelée, les nains ne peuvent sortir des profondeurs de leurs grottes. Au printemps, le soleil réchauffe et dégèle le sol. Ils vont sortir, venir me piller, et ce qu’ils dérobent, on ne le retrouve jamais.
Nous nous résignons à notre chagrin. En passant dans l’ouverture de la porte, l’ours accroche au loquet un morceau de son pelage. Je crois voir briller sous la peau l’éclat de l’or, mais l’ours s’enfuit ...
Quelques semaines après, tandis que nous allons ramasser du petit bois dans la forêt, nous rencontrons, sur un arbre abattu, un nain tout ridé dont la longue barbe blanche est prise dans une fente. Il saute de droite et de gauche sans pouvoir se tirer de ce mauvais pas.
- Pourquoi me regarder de la sorte ? vous feriez mieux de m’aider, nous lance-t-il.
- Que fais-tu là ? je réplique.
- Sotte que tu es ! Curieuse ! En coupant du bois en très petits morceaux, j’ai coincé ma belle barbe. Me voilà bien pris ! Je ne peux plus m’en aller ! Cela vous fait rire, visages de cire ! Fi donc ! Comme vous êtes vilaines !
- Je cours chercher de l’aide, je m’exclame.
- Tête de linotte ! grogne le nain. N’êtes-vous pas assez grandes pour me tirer de là ?
- Prenez patience, je dis en fouillant dans mes poches.
J’exhibe une paire de ciseaux et me met à couper le bout de la barbe.
A peine libéré, le nain prend le sac caché entre les racines de l’arbre et ronchonne :
- Qu’elles sont stupides ! Avoir coupé ma si belle barbe !
Il jette le sac sur ses épaules et s’en va sans un mot de remerciement.
A quelque temps de là, nous voulons pêcher des poissons. Nous allons nous installer près du ruisseau, quand, sur la rive, nous apercevons, qui saute dans tous les sens, une sorte de grosse sauterelle. En s’approchant, nous reconnaissons le nain. Étonnée, je le questionne :
- Veux-tu sauter dans le ruisseau ?
- Sotte, je ne suis pas si bête. Mais voyez ce poisson de malheur ...
Le nain en pêchant a pris sa barbe dans la ligne ; un poisson énorme pris à l’hameçon va entraîner la faible créature qui n’a pas la force suffisante pour se tirer d’affaire. Il se cramponne à toutes les tiges, à tous les brins d’osier, mais il ne peut plus lutter. Barbe et fil sont si entremêlés que la seule solution est de couper un peu plus la belle barbe blanche. Libéré, le nain s’écrie :
- Mes pauvres filles, vous êtes toujours aussi sottes et laides ; me voilà dans un bel état !
Puis, ramassant un sac de perles fines dissimulé dans les roseaux, il disparait derrière une pierre.
Quelques jours passent. Notre mère, notre veuve de mère,  a besoin de fil, d’aiguilles, de dentelles et de rubans ; elle nous envoie à la ville, chez la mercière. Le chemin que nous devons prendre passe par une clairière semée de rochers. Comme nous l’atteignons, nous voyons dans le ciel un grand oiseau qui tournoie lentement, dans un long vol plané. Soudain, il s’abat sur le sol. Nous entendons un cri de douleur.
ARGHHHHHHH … (ou quelque chose comme cela, en fait)

Nous nous approchons et nous reconnaissons avec effroi notre vieille rencontre, le nain, qu’un aigle a saisi dans ses serres et va emporter. Courageusement, car nous sommes courageuses, nous nous saisissons d’un bâton et nous précipitons à son secours. Nous nous battons tant et tant pour arracher le petit homme aux serres de l’oiseau qu’à la fin, nous gagnons. Nous sommes si courageuses, de vraies guerrières, voilà ce que nous sommes.
Tout juste remis de sa peur, le nain glapit :
- Vous avez déchiré mon bel habit. Vous êtes toujours aussi sottes et maladroites, et toujours aussi laides, tout juste bonnes pour aller au diable !
Chargeant alors sur son dos un sac de pierres précieuses qui se trouve derrière un gros rocher, il se faufile dans une crevasse ouverte dans le sol. Habituées à cette ingratitude, nous ne nous émouvons pas outre mesure, et continuons notre chemin jusqu'à la ville.
Le soir, en revenant, nous prenons le même sentier qu’au matin ; nous  surprenons le nain en contemplation devant les pierres précieuses qu’il a vidées de son sac et qui éclatent de mille feux aux lueurs du couchant. Emerveillées, nous nous arrêtons :
-Vous ne savez que bayer aux corneilles, décidément ! jette le nain, tout rouge. Partez d’ici !
Et, tandis qu’il crie sa colère, un grand ours brun sort pesamment des buissons.
Le nain, fou de terreur, fait un saut en arrière en hurlant :
- Monsieur l’ours, laissez-moi la vie ; je vous donne toutes ces pierres précieuses. Je suis tout petit, si chétif. Voyez ces deux fillettes, grasses comme des oies. Elles feront bien mieux votre affaire.
D’un seul coup de patte, sans autre forme de procès, l’ours supprime le méchant nain pour toujours. D’un coup de patte bien placé, il décapite le petit bonhomme, et fait rouler sa tête bien loin. Le corps du nain s’écroule en silence. Nous sommes affolées, nous allons nous enfuir quand l’ours murmure :
- Blanche-Rose, Rose-Rouge, je suis votre ami.
Au son de cette voix connue et aimée, nous nous retournons. Quel étrange spectacle ! La peau de l’ours tombe lentement et, sur le pelage qui faisait un tapis, se dresse un bel homme tout d’or vêtu.
J’en étais sûre, j’en étais sûre aussi, je pensais à ce que tu pensais, aussi, oui, je le pensais.

-Je suis fils de roi, explique-t-il. Ce maudit nain m’a jeté un sort en volant mes trésors. J’étais condamné à courir les bois sous la forme d’un ours sauvage jusqu'à ce que sa mort me délivre. Il a reçu le châtiment qu’il méritait ...
Nous épousons le prince. " Ce que l’une aura, elle le partagera avec l’autre ". Nous partageons l’immense trésor que le nain a amassé et vivons ainsi dans l’opulence. Un charmant couple à trois.  Notre mère, notre veuve de mère,  devenue vieille, est invitée à venir vivre au milieu de ses enfants et petits-enfants. On transplante dans le jardin du palais royal les deux rosiers qui ont vu grandir les fillettes et ils donnent des roses plus belles d’année en année.

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