mardi 12 octobre 2010

Le « Monde » selon Simon Melmoth


 à J.Y.

1
            A la mort de Simon Melmoth, j’ai eu en ma possession un certain nombre de ses papiers personnels. J’en ai classé une partie, j’ai mis en ordre ses fiches ; ce fut : L’ABC du Gothique. Parmi des feuilles volantes, il y avait un poème : « Le Monde », poème qui contient ce qu’il appelait le « Monde », avec une certaine ironie. Ce monde qui ne revient pas, que l’on tente toujours de rattraper, mais qui au final, s’échappe comme un lièvre dans son trou. Ce monde définitivement passé, que seul l’écriture réussit, parfois, à toucher du bout des doigts, si ce n’est du bout des lèvres.
            Ce poème, en vers, en alexandrin, très beau, je l’ai toujours aimé. Avant même qu’il ne s’appelle « Le Monde ».
            Souvent, mon ami, Simon Melmoth, me parlait de ce « Monde », de ce qu’il essayait, lui aussi, de toucher, d’effleurer, du bout des doigts, du bout des lèvres. Je pourrais presque dire qu’il en avait fait un quasi-concept. Il essaya lors de nombreuses soirées de m’expliquer ce qu’il entendait par « Monde ». Il murmurait ces mots, doucement[1].
2
            Une des questions qui intéressait profondément Simon Melmoth était la suivante : « Notre style est-il conditionné par le port ou non de lunettes noires ? »
Il se demandait dans une note en bas de page mentale si les lunettes de soleil et autres appareils de vision qui déforment à coup sûr notre concept de l’espace n’influençaient pas aussi le style de notre discours.
            Simon Melmoth était un gentleman de la nuit, un contrebandier, à sa façon, et ce qui l’intéressait était ce qui pouvait passer, de main en main, rien d’autre. Ce qu’il pouvait faire passer, de main en main, rien d’autre. Faire passer. En contrebandier. En gentleman de la nuit.
            Et ce « Monde», il essaya souvent de me le faire passer, en douce, doucement. De me le faire toucher, du bout des doigts, du bout des lèvres, du bout des yeux.
            « Te souviens-tu de quand nous étions légendaires ? De quand nous ne vivions pas la vraie vie ? De quand les arbres étaient si grands ? De quand les maisons étaient des châteaux ? De quand tout nous semblait si grands et que nous étions si petits ? De quand toi et moi nous étions une légende avant de devenir poésie, littérature ?»

Par légende, je veux dire que, lorsqu’on agit, on a l’air d’agir, on agit comme si on agissait.

            On en s’en souvient pas, ou si difficilement, alors on cherche par tous les moyens à le retrouver, ce temps, de quand. On triche, on ruse, on fraude, on passe en douce. On essaye encore et encore. On voudrait. Mais on n’y arrive pas, jamais complètement. Alors on prend des chemins de traverse, on essaye par un autre moyen, moins direct. On se dit que cette fois-ci, ça va être bon : on se fait faire un parfum sur mesure ; spécialement pour retrouver l’odeur du cuir de l’usine dans laquelle on se promenait en étant petit. On trempe des madeleines dans le thé, la tisane, le café. On écoute de vieux disques. On retourne sur des lieux. On triche aussi parfois, on ment, on se ment. On accepte les contrefaçons, les ersatz, les succédanés, les alibis. On se dit : « C’est mieux que rien. ». Mais au final, c’est rien, que dalle, du vent, peau de balle. Ce n’est rien. Nada. Alors on y retourne. On recommence. Encore et encore. Car, oui, on voudrait le toucher ce moment, cet instant.
3

            On dit : synesthésie : on pourrait tout aussi bien dire : « Monde ». C’est ça, le Monde, ce sont des correspondances, c’est rechercher ces correspondances, c’est essayer de trouver ce qui nous permettra de revenir en arrière, un instant, même fugace. 
            Lors d’une soirée, mon ami parlait avec une femme, et il lui dit : « Vous me rappelez quelqu’un : au toucher. » Elle rougit. Et lui était si heureux, non pas de la formule trouvée, purement langagière, mais du souvenir qui venait de le submerger, si fortement. Il savait qu’il venait de toucher, du bout des lèvres, ce « Monde». Il remit ses lunettes noires.
4
            Voilà le poème de Simon Melmoth :

Correspondances
«Le Monde»

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


[1] Et sa façon de les dire, ces mots,  était bien loin de « L’horreur ! L’horreur !», dont certains ont fait, eux aussi, un quasi-concept, pour justifier le monde, la vie, la littérature. Simon Melmoth était trop doux et trop délicat pour s’enfermer dans cette conception du mal, de la vie ; bref de la littérature. Cela ne veut pas dire que mon ami était dans une béatitude infinie, dans un « monde sans carie », comme il aimait le répéter. « Je ne vis pas et ne veux pas vivre dans un monde sans carie. Je regarde aussi ce qui doit être regardé, en face. Je lis et j’apprécie ces romans qui montrent le Mal. Mais je n’arrive pas à comprendre ceux qui s’en gargarisent, ceux qui brandissent le Mal comme un étendard et s’y enveloppent pour paraître profond et intelligent. » Il était du côté du « oui » à la vie, au monde, à la littérature. « oui je veux bien Oui ». Il avait une véritable aversion pour tout ce qui était mortifère. Il aimait la réponse que Miguel de Unamuno, à l’Université de Salamanque, avait faite au général Millan Astray : « Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes oreilles comme « A mort la vie ! » »

2 commentaires:

m. a dit…

Le moindre évènement de sa vie révélait soudain une signification qui ne devait rien au hasard mais tout à son désir de s'extirper de l'informe et du médiocre pour s'élever jusqu'au romanesque...L'invité mystère

Simon Melmoth a dit…

On ne peut mieux dire... c'est ainsi que je t'entends.