samedi 8 mai 2010

Benjamin D.

Jacqueline de V., mariée à un procureur général, était mère de deux filles de seize et douze ans. L’aînée connaîtra le même destin que sa mère et se mariera aussi à un procureur général, aura aussi deux enfants ; deux garçons ; et comme sa mère s’ennuiera assez vite dans la vie. La cadette aura un parcours plus chaotique et se mariera à un militaire qui aura la bonne idée de mourir à la guerre assez jeune, laissant sa veuve peu éplorée à la tête d’un imposant domaine et d’une rente annuelle importante : ce qui l’empêchera de s’ennuyer.
Jacqueline de V. était de la haute noblesse de Clermont-Ferrand et son arbre généalogique ne comportait pas moins de soixante et onze quartiers. Elle en était très fière et le rappelait souvent à son mari, qui ne pouvait en prouver autant. Cela ne le touchait pas et il laissait parler sa femme : car de toute façon il ne l’écoutait pas : il la trouvait très ennuyeuse. Mais comme il le disait à ses amis : « Elle a de très belles fesses, alors… » Ce qui était vrai : et Jacqueline de V. savait s’en servir.
Elle s’ennuyait et pour combler cet ennui elle se perdit dans les bras d’un chanoine : le chanoine David. Ce qui n’était qu’une histoire de fesses tourna assez rapidement à la tragédie, non pas qu’elle tombât amoureuse de ce chanoine, assez laid selon les témoignages – mais très bien membré selon d’autres – mais parce qu’elle tomba enceinte de ce chanoine.
Elle trahit son mari, son Dieu, sa classe : le mari, ce n’était pas la première fois, son Dieu, elle avait déjà eu l’occasion de le faire. Mais sa classe, c’était une première et elle ne pouvait supporter d’être la honte de son arbre aux soixante et onze quartiers, qu’elle montrait si fièrement à tout nouveau visiteur et à tout nouvel amant : le chanoine David y compris.
Il fallut cacher la grossesse : ce qui ne fut pas aisé. Il fallut trouver mille et une ruses pour éviter et empêcher qu’enfle la rumeur : ce qui ne fut pas facile. Il fallut pendant six mois faire comme si de rien n’était. Pendant six mois, elle n’eut d’autre amant que ce chanoine, laid et bien membré.
Peu de temps avant la naissance de l’enfant, le chanoine arriva avec une heureuse nouvelle : « le fils de mon frère est mort ! Dieu nous vient en aide ! » Elle le regarda avec un drôle d’air, mais elle comprit bien vite combien cette nouvelle était bonne.
Elle fut emmenée au village de (…) où elle alla parler avec le frère du chanoine David, l’épicier David. Un brave homme. Sa femme effondrée de chagrin accueillit avec dignité Jacqueline de V.
« Vous avez perdu votre enfant. Je vous propose le mien. Je ne peux le garder. L’accouchement est pour bientôt, je le sens. Accueillez moi quelques jours ici, j’accoucherai et vous donnerai l’enfant. Personne n’en saura rien. «
Le chanoine David souriait. Elle avait vite et bien compris. Dieu l’avait entendu. Ce qui aurait pu être un drame, allait bien vite s’arranger.
L’accouchement fut douloureux. Jacqueline de V. avait quarante quatre ans. Et elle faillit mourir. Mais il faut croire qu’en effet, Dieu avait entendu les prières du chanoine David et qu’il avait décidé de laisser vivre la mère.
Elle fit comme elle avait dit : elle donna l’enfant, un garçon, à la famille qui quelques jours auparavant avait perdu le sien.
C’est le 22 juin 1740 que naquit Benjamin David. Il eut pour parrain un maître serrurier et pour marraine la femme d’un boulanger. Le conte de fées aurait pu commencer : la mère quittait les lieux, laissant un objet personnel, pour plus tard que l’enfant puisse se faire reconnaître des siens. Mais elle ne laissa qu’une somme d’argent, assez importante et retourna avec précipitation en ses terres et son château. Elle ne revit jamais le chanoine David qui devait mourir quelques jours plus tard en faisant une chute dans les escaliers : il faut croire que Dieu avait écouté les prières de Jacqueline de V. Benjamin ne revit jamais sa vraie mère, ne sut jamais pour son vrai père. Et de conte de fées, il n’y eut que ceux que sa mère lui lisait le soir avant de s’endormir.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Un singulier portrait sans cible que la Table ne refuserait pas ..

Pays.

Anne-Marie Buffon a dit…

Le registre des naissances de la paroisse Saint-Genès à Clermont-Ferrand fait naître votre homme le 6 avril 1740 ...

Quoi qu'il en soit, tous ses biographes s'accordent pour le considérer comme un enfant naturel.

Je brûle d'impatience de découvrir ici, sous votre plume, le reste de sa vie (épargnez-nous cependant ses vers ...).