dimanche 22 novembre 2009

Suicide d'Edouard Levé


Ils sont allongés sur le lit. Il prend Suicide et commence à lui lire les premières lignes. Il lui dit que c'est sans doute le meilleur livre qu'il ait lu depuis bien longtemps.

Il commence : " Un samedi au mois d'août, tu sors de chez toi en tenue de tennis accompagné de ta femme. Au milieu du jardin, tu lui fais remarquer que tu as oublié ta raquette à la maison. Tu retournes la chercher, mais au lieu de te diriger vers le placard de l'entrée où tu la ranges d'habitude, tu descends à la cave..."
Il lit et il s'arrête à la phrase : " Mais rien de tout cela n'existe." Elle sourit. Elle lui dit que d'habitude elle n'aime pas les textes écrits à la seconde personne, qu'elle n'aime pas ces adresses au personnage ou au lecteur, mais que là, elle aime bien. Elle dit qu'elle trouve toujours cela un peu artificiel comme procédé, mais que là, elle aime bien. Elle trouve cela beau et réussi.

"Mais rien de tout cela n'existe", non ce texte n'est pas dramatique, ce texte n'est pas une longue plainte. C'est un jeu — peut-être même un exercice de style. En tout cas, il ne faut pas y croire, car rien de tout cela n'est vrai, n'est-ce pas ?

Une vie rêvée, imaginée, inventée, à chaque page, à chaque séquence, à chaque mouvement.

"Ta vie fut une hypothèse."

Il lit ensuite la longue scène du barbecue ; les amis d'enfance retrouvés. Il lit aussi la scène de la paire de chaussures : drôle, saisissante et si triste.

Elle aime qu'il lui lise ces pages : non pas parce qu'il lit particulièrement bien, mais parce que le texte l'emporte, la saisit ; elle se laisse aller au rythme des phrases, elle se laisse emporter par le souffle si singulier de l'auteur.

Il lui lit ensuite de courtes phrases, aphorismes ou maximes :

"Tu avais par ton suicide attristé ton passé et aboli ton futur."
"En art, retirer est parfaire. Disparaître t'a figé dans une beauté négative."

 Et un passage qui trace un portrait singulier du personnage :

"Tu fumais des cigarettes américaines. Ta chambre était imprégnée de leur odeur sucrée. Te voir fumer donnait envie. Dans ta main, une cigarette était un objet d'art. Aimais-tu fumer, ou te représenter fumant ?"

Tout est comme ça, dit-il. C'est bien, n'est-ce pas ? Elle est d'accord. Elle lui dit qu'elle lui emprunte le livre, qu'elle va le lire, cet après-midi.

Bien sûr on ne peut s'empêcher de penser au suicide d'Edouard Levé en lisant ce texte, mais ce serait faire une grosse erreur que de le lire seulement pour cela, pour essayer d'y trouver les raisons de son acte. Suicide existe en dehors de celui de Levé.

"Je ne souffre pas en pensant à toi. Tu ne me manques pas. Tu es plus présent dans mon souvenir que tu ne le fus dans notre vie commune. Si tu vivais encore, tu serais peut-être devenu un étranger. Mort, tu es aussi vivant que vif."



Edouard Levé
ed. POL
(réédition en Folio le 26 novembre 2009)

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