jeudi 3 avril 2008

Regarde les anges tomber (IV)

Cela avait continué avec l’autre grand-oncle, Charles, que tout le monde appelait Charlot. Marié à l’autre sœur de la grand-mère maternelle de Simon.

L’autre grand-oncle de Simon, Charles, était atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce grand-oncle ne se souvenait plus du moyen de sortir de chez lui. Il hésitait : la porte ou la fenêtre ? Mais comme la porte, fermée, semblait ne donner sur rien, quand la fenêtre ouverte, donnait sur l’extérieur, il enjamba cette fenêtre. Sans doute pendant un instant dut-il se dire que s’il était architecte, il ferait d’autres types d’issues, moins compliquées à pratiquer. Mais comme il n’était pas architecte, comme il ne savait plus ce qu’il avait fait dans sa vie, et comme il oublia rapidement la question qu’il se posait, et prit dans cette euphorie de sortir, il franchit la fenêtre et il tomba.
Son regard croisa-t-il celui de quelqu’un pendant la chute ? Personne n’en sut rien. 
Simon avait toujours eu une affection particulière pour ce grand-oncle. Il était amusant, et si on l’appelait Charlot ce n’était pas pour rien. C’est ce grand-oncle qui apprit à Simon à pêcher. Il était le roi de la pêche, surtout de la pêche à la truite. C’est ce grand-oncle qui emmena Simon en Alsace pour passer commande, auprès des cigognes, d’un petit frère. C’est ce grand-oncle qui glissait dans la main de Simon, un gros billet au moment de se séparer. C’est ce grand-oncle qui aurait tellement voulu avoir un enfant qu’il reporta son affection sur Simon et qui se comporta pendant plusieurs années en parrain exemplaire. 



Puis il y eut l’oncle Jean, que tout le monde appelait Jean. Marié à la sœur de la mère de Simon.

L’oncle de Simon était alcoolique. Au dernier degré. Obligé de s’enfiler des bouteilles d’alcool à 90° pour apaiser son besoin d’alcool. Un soir de désespoir, mais tous les soirs n’étaient-ils pas des soirs de désespoir, il se prit pour un oiseau. Il avait mis sur la platine le disque de Simon & Garfunkel, et au moment où passa la chanson « el condor passa », il monta le son ; la musique emplit bien vite le petit salon, l’oncle agita les bras, poussa des cris d’oiseau – d’après le témoignage de la voisine ; puis complètement absorbé par son rôle, il se jeta par la fenêtre, pensant qu’il allait pouvoir voler, s’envoler, et quitter cet appartement crade et poisseux. Mais il ne fit que s’écraser quelques étages plus bas, sur le pare-brise d’une voiture. « Comme une grosse merde de pigeon ! » devait ensuite dire sa femme, qui n’arrêta, elle, de boire que plusieurs années plus tard. 
Terminer en merde de pigeon quand on s’est rêvé Condor. Cela pourrait faire une belle morale.
Simon ne connut pas beaucoup cet oncle, mais il en avait une vision effrayante. Celle d’Yves Montand, dans Le Cercle Rouge. Il l’imaginait couché sur son lit, poussant des cris, en voyant grimper sur les couvertures, d’énormes araignées, fruit de son imagination d’alcoolique.
Il se souvenait aussi de quelques repas passés en sa compagnie. L’oncle était au bout de la table, sans appétit, occupé uniquement à boire. Les plats passaient devant lui mais il n’y touchait pas. Il ne disait rien, semblant accepter son sort avec fatalité. C’était un chef de famille qui ne gouverne plus rien et à qui tout échappe. Un homme blessé dans sa chair qui ne contrôle plus rien et semble attendre que les autres viennent à son aide.
— Peut-être aurais-je dû me rapprocher de lui dans ces moments-là ? se demanda souvent Simon. Peut-être aurais-je dû lui poser des questions, et peut-être m’aurait-il répondu ? Mais je crois qu’il ne savait pas trop qui j’étais, que je n’étais qu’un enfant sorti des brumes.

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