vendredi 11 avril 2008

Chapitre 1


Où l’on apprend comment notre personnage, Simon, est devenu détective privé.

Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme.
Stevenson


La grande angoisse de Simon pendant son parcours scolaire ne fut pas l’apprentissage de théorèmes, de la dissertation, du 100 mètres haies, mais bien plutôt cette maudite fiche d’orientation qu’on lui faisait remplir chaque année. Quand au moment du choix de la profession future il ne marquait rien, parfois « néant », ou simplement un trait qui indiquait son refus de répondre, c’était tout un branle-bas d’incompréhension. Il avait bien pensé noter « pompier », « vétérinaire » pour faire comme ses camarades qui ainsi esquivaient les remarques, mais il n’arrivait pas à se résoudre à tricher et à biaiser. On lui disait qu’il avait bien une idée de métier, même si ce n’était pas celui qu’il ferait, cela ne l’engageait pas, qu’ il devait faire un petit effort. Non, en effet, il ne savait absolument pas ce qu’il voulait faire plus tard, ou plutôt si, il savait qu’il voulait ne rien faire. Il ne voulait pas exercer une profession. Il voulait traverser son temps, les mains dans les poches en marchant son rythme. Cette volonté ne faisait qu’accroître la perplexité des conseillers d’orientation, fussent-ils psychologues. Simon ne répondait pas cela par malice – comme le pensaient ses parents – non c’était par désir profond, bien ancré en lui et il voulait s’y tenir. En lui présentant le travail comme ce qu’il ferait plus tard, Simon l’envisageait comme une activité totale et absolue, cela le terrorisait. Il aurait voulu que sa vie fût un dimanche sans fin pendant lequel on peut vaquer à diverses activités mais sans que l’une ne prenne le pas sur l’autre, et en toute liberté, pouvoir passer de l’une à l’autre. Un dimanche de la vie, une vie de dimanches : tel était son mot d’ordre.
Ses parents, commerçants, lui renvoyaient l’idée du travail comme besogneux et envahissant, source d’inquiétude sans plaisir. On lui avait expliqué que l’on pouvait faire un travail moins prenant, on lui parlait de ces métiers que l’on fait avec passion et amour. On rajoutait, non sans un certain cynisme qu’il valait mieux un travail peu payé que l’on aime, qu’un travail que l’on n’aime pas et qui est bien payé. Lui ce qu’il voulait c’était ne pas travailler, et ne pas être payé ne le dérangeait pas. Surtout qu’il vit rapidement ses camarades s’engouffrer dans des professions bien payées mais bien peu passionnantes. Tout cela était de la rigolade et Simon l’avait bien vite compris ; on se moquait de lui, pour l’obliger à inscrire il ne savait quelle ânerie sur la fiche d’orientation.
Simon, même s’il garda très longtemps sur son bureau cette carte postale de graffiti « ne travaillez jamais » inscrit sur un mur, finit par céder à la pression sociale, comme un bouchon cède à la pression du contenu de la bouteille et finit par exploser, il choisit finalement un métier, le moins métier possible, sorti d’un roman policier, les seuls que l’on trouvait chez ses parents. Il devint détective privé. Cela finit par miner complètement ses parents qui décidément ne le comprenaient pas. « Nous ne te comprenons décidément pas. Tu as fait de bonnes études, pourquoi veux-tu t’engager dans une voie qui n’est pas la tienne ? » Pourtant il l’avait toujours dit : « Je ne veux pas travailler ! » Alors quitte à travailler autant devenir personnage de roman. Et anachronique.
C’est dans un rêve qu’il voulait vivre, mais un rêve qu’il dirigerait, pas le rêve de quelqu’un d’autre.
Cela faisait deux ans qu’il était détective privé et cette profession lui convenait très bien. Suivre des femmes qui vont rejoindre leur amant, filer des hommes qui trompent leur femme, entrer un moment dans la plus grande intimité des couples, cela le passionnait. Il se disait qu’il était au-dessus de tout cela, puisqu’il en était le guetteur mélancolique. Jour après jour, Simon s’excluait de la société et regardait grouiller tout ce petit monde comme on regarde grouiller des vers, savants. Simon était en dehors de tout quotidien et si chacun de ses jours se ressemblait, ils se suivaient sans s’enchaîner, mais en se superposant comme autant de couches formant jour après jour, mois après mois, années après années, des strates plus ou moins épaisses, comme des dossiers s’amoncelant au bord de son bureau avant d’être rangés et classés une bonne fois pour toute.

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