LE PROFESSEUR BELL ( DOCTEUR SILENCE )
Qu’importe les noms qu’il ait pu choisir. Qu’importe l’identité sous laquelle il a pu se cacher - se dissimuler . Qu’importe qu’il n’ait pas été celui qu’il disait - ou pensait - être. Ce que je sais c’est qu’il a toujours été là aux moments où j’en avais besoin. Même si au moment de nos rencontres, peu nombreuses, je ne saisissais pas le but de ses visites.
Chez mon père, il se faisait appeler professeur Bell ou docteur Silence.
Qui était-il vraiment ? Que voulait-il vraiment ? Que voulait-il à mon père auquel il rendait visite deux fois par an dans des circonstances toujours mystérieuses ? Que me voulait-il ?
Il est évident qu’il me faut accepter l’identité ambiguë et multiple de cet homme. Si je lui demande, maintenant qu’il est devant moi, qui il est véritablement, il pourra encore me cacher son vrai nom. Et même s’il me le donne, comment saurais-je que c’est bien son vrai nom ? Il est lui, simplement lui ; comme moi, je suis moi.
Nous sommes assis, tous les deux, à une table de café. Quelques minutes auparavant, j’étais entré dans ce bar-tabac pour acheter un paquet de cigarettes. Et j’ai entendu une voix, familière et lointaine, dire : “ Ainsi, vous avez repris.” Oui, j’ai repris depuis un mois, après un an d’arrêt. Je me suis retourné, surpris et en même temps mal à l’aise, comme un enfant pris en faute et sur le fait. Et c’était le professeur Bell ( ou docteur Silence ).
Nous attendons les cafés commandés et nous ne disons rien. J’hésite à allumer une cigarette. Je ne sais trop comment commencer la discussion et j’ai l’impression que le professeur ( ou le docteur ) attend que ce soit moi qui lance la conversation.
Quand les cafés sont enfin devant nous, fumants, j’allume ma cigarette.
“— Comment savez-vous que j’ai arrêté et repris ? dis-je en montrant la cigarette. Cela fait pourtant bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Et la dernière fois, je ne fumais pas, je n’avais même jamais touché une cigarette de ma vie : j’étais trop jeune, je n’avais que onze ans.
— ...
— Que me voulez-vous ? Que veut dire votre réapparition ?
— ...”
Pourquoi ne répond-il pas à mes questions ? Je me sens un peu nerveux.
“— Je veux vous aider, simplement vous aider. Tout comme j’aidais votre père.
— Et pourquoi j’ai besoin d’aide ? Je ne vois pas en quoi j’ai besoin de votre aide.
— En tout, bien-sûr. Je sais et je connais le secret qui vous habite. Je sais que vous ne pouvez pas m’en parler, mais il vous ronge, tel un cancer. Ce leg paternel est trop lourd, trop pesant, comme il l’était à votre père. Il s’est confié à moi, à plusieurs reprises. Il savait ce qu’il risquait, mais il l’a fait.
— Vous êtes un peu psychanalyste ? On vient vous voir, on vous livre ses secrets et ensuite on va mieux, et hop ! on rentre chez soi, le coeur léger.
— Si vous voulez. Seulement moi, je connais les réponses aux questions que vous vous posez.”
Ce matin-même je repensais à tout cela, au secret que je traîne depuis vingt-six ans, à mon père, au professeur Bell également. Et puis me voilà en face de lui, deux heures après, à justement discuter de ce qui me ronge depuis si longtemps et dont je n’ai jamais parlé.
“— Mais qui vous dit que j’ai besoin de vous, que j’ai besoin de parler. Je suis très heureux comme ça, tout va bien pour moi.
— Non, vous n’allez pas bien, non vous ne vivez pas bien votre situation.
— ...
— Ils vous contacteront.
— Moi ? Mais pourquoi moi ?
— C’est leur manière d’agir. Ils ont laissé en paix votre père, mais ils auront bientôt besoin de vous. Tout comme ils ont eu besoin de votre grand-père.
— Mais comment savez-vous tout cela ?
— Je les suis, ils me suivent. C’est une des raisons pour laquelle j’ai quitté ce pays il a deux ans. Leurs menaces devenaient trop pressentes. Mais je me suis toujours intéressé à vous. En mémoire de votre père, d’abord, puis je me suis attaché.
— Vous m’avez espionné, depuis quand, depuis combien de temps ?
— Jamais, pas une seule fois. Mais n’avez-vous pas remarqué comme nos vies, toutes nos vies sont des vies publiques. Personne ne se cache, je sais ce que vous laissez paraître, seulement cela, pas plus, mais pas moins. J’ai toujours été à vos cotés, seulement vous, vous ne me voyiez pas, quand moi, je ne voyais que vous.”
Il venait deux fois par an voir mon père. Il arrivait et disait : “ C’est John Silence, puis-je voir ton père, mon garçon ?” Et moi, qui savais que mon père l’attendait avec impatience je lui répondais : “ Bien-sûr, monsieur. Il vous attend.” Et je le conduisais auprès de mon père. J’aurais aimé rester, écouter, mais mon père me faisait un signe et je comprenais qu’il me fallait partir, les laisser ensemble. J’aurais pu écouter à la porte, mais j’ai toujours répugné à cette pratique qui me paraissait et me parait encore, déshonorante. Soit les choses sont dites en face, soit elles ne sont pas dites. Et du moment qu’une porte est fermée, les mots prononcés derrière doivent y rester.
“— Vous étiez si proche que cela de mon père ? Je veux dire que vous n’êtes pas venu souvent, six ou sept fois, et si mes souvenirs sont bons, vous ne restiez jamais longtemps ?
— Sans doute qu’il n’est pas besoin de parler longuement et beaucoup avec les gens pour les connaître. Oui, je crois que je connaissais bien votre père. J’en connaissais bien une facette, en tout cas. Tout ce qui avait trait à la Société. Pour le reste, ce qu’il laissait montrer, je le voyais, comme avec vous. J’ai peur de vous affoler, et de faire le contraire de ce que je voulais faire : vous effrayer quand je voulais vous rassurer.
— Oui, je commence à avoir peur. Peur de vous aussi. Je ne sais que penser de vous, vos noms, votre présence, votre étrange manière de vous déplacer, d’être là et de savoir, sans vous être montré. Et en même temps, votre présence me rassure, me montre que je ne suis pas fou, pas complètement, pas encore.
— Vous n’êtes pas fou, et vous n’avez aucune raison de l’être, sauf si vous persistez dans cette voie de silence et de refus d’aide extérieure. Je sais que beaucoup de monde vous a aidé depuis la mort de votre père, je sais qu’ils l’ont tous fait en mémoire de votre père, mais je sais aussi que ce ne fut jamais désintéressé.
— Vous dites que ce ne fut jamais désintéressé, comme si j’étais l’héritier d’une immense fortune, comme si tous ceux qui m’ont aidé comptaient sur ma fortune, qui est bien maigre. Je crois que ce mois-ci je suis encore à découvert, et que d’ici dix jours je ne pourrais plus retirer d’argent liquide au distributeur, alors qu’attend-on de moi ?
— Qu’ils vous contactent. Tout simplement. Vous êtes un investissement, un pari.
— Pour vous aussi ?
— Oui, pour moi aussi.”
J’ai rallumé une cigarette, je ne voulais plus être là, je ne voulais plus l’entendre, je ne voulais plus avoir affaire à lui. Mais je n’arrivais pas à me lever, je n’arrivais pas à me décider.
C’est lui qui s’est levé en premier, j’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier en plastique noir, j’avais chaud, j’avais froid. J’avais envie de pleurer.
“—Prenez soin de vous mon garçon, faites attention à vous. Et ne commettez pas l’irréparable, surtout pas. Au revoir.”
Puis il s’en est allé, me laissant seul dans le café, plus seul que jamais.
Je n’ai jamais revu le docteur Silence ( Professeur Bell ), mais deux jours plus tard mon compte était approvisionné d’une somme importante, qui mettait fin à mes crédits divers et variés. C’était lui, bien-sûr.
Et en arrivant jusqu’ici, jusqu’à cette étrange chambre mansardée, je crois l’avoir vu sur la route, pas tout de suite, mais cela m’a fait comme un flash la nuit suivante. Il était dans la devanture d’un magasin, d’une librairie et saisissait un ouvrage, nos regards se sont croisés, mais pris par le mouvement de mes pensées et de ma marche, je ne l’ai pas reconnu, pas vu. Peut-être est-il tout simplement en bas, en train de m’attendre. Peut-être sont-ils tous en bas, tous à m’attendre, tous ceux qui ont parié sur moi.
Je n’ai jamais eu vraiment peur, parfois un vague sentiment de crainte mais jamais la peur, d’ailleurs je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir peur - pas de gros méchant loups au détour d’un coin de bois ou de rue prêt à me sauter dessus et à me dévorer ; pourtant là, en ce moment je pense que je ressens ce que peut être la peur, cette sensation envahissante et paralysante qui envahit tout le corps, qui le refroidit, tout en le faisant suer.
Je m’étonne encore d’être là. Je m’étonne encore d’avoir été appelé. Je n’y croyais plus et comme dans un film, au moment où on s’y attend le moins, voilà que tout a changé, que tout s’est retourné.
Je ne sais pas quoi en penser, et peut-être n’y-a-t-il rien à en penser. Les faits sont là, comme la main que je regarde est ma main. Ne plus me poser de questions et me décider à agir — plutôt à attendre.
Deux jours que je suis là. Je ne fais rien, j’attends.
Le premier jour est vite passé, comme un rêve. J’ai eu la lettre, et je me suis rendu là où je devais me rendre, sans me poser de questions. En avançant dans les rues de cette ville que je connais par coeur, je me disais que tout allait, pour moi, changer.
Arrivé devant le bâtiment, j’en avais fini avec mes divagations et j’en avais fini avec mes pas. J’ai ouvert la boîte-aux-lettres et j’ai pris la clef, je suis monté jusqu’en haut, au dernier étage, et j’ai ouvert la porte de ma nouvelle vie. J’ai su, à ce moment là qu’il était trop tard pour faire demi-tour.
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