À M.M.
Deux hommes sur le navire sont absorbés, l’un est absorbé par la mer, l’autre par le ciel. L'un ne quitte pas des yeux la vague, l'autre attache sa surveillance aux nuages. Celui qui regarde en haut, celui qui regarde en bas, tous deux mènent le navire. Tout deux aiment la Belle (mer).
L'horizon est singulier. La brume y est diverse.
As-tu un octant anglais? Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derrière, ni par devant. As-tu mesuré la vitesse du navire? Oui. Quand ? Tout à l'heure. Par quel moyen ? Au moyen du loch. As-tu eu soin d'avoir l'œil sur le bois du loch? Oui. Le sablier fait-il juste ses trente secondes? Oui. Es-tu sûr que le sable n'a point usé le trou entre les deux ampoulettes? Oui. As-tu fait la contre-épreuve du sablier par la vibration d'une balle de mousquet suspendue... A un fil plat tiré de dessus le chanvre roui? Sans doute. As-tu ciré le fil de peur qu'il ne s'allonge? Oui. As-tu fait la contre-épreuve du loch? J'ai fait la contre-épreuve du sablier par la balle de mousquet et la contre-épreuve du loch par le boulet de canon. Quel diamètre a ton boulet? Un pied. Bonne lourdeur. C'est un ancien boulet de notre vieille ourque de guerre, la Casse de Par-grand. Qui était de l'armada? Oui. Et qui portait six cents soldats, cinquante matelots et vingt-cinq canons? Le naufrage le sait. Comment as-tu pesé le choc de l'eau contre le boulet? Au moyen d'un peson d'Allemagne. As-tu tenu compte de l'impulsion du flot contre la corde portant le boulet? Oui. Quel est le résultat? Le choc de l'eau a été de cent soixante-dix livres. C'est-à-dire que le navire fait à l'heure quatre lieues de France. Et trois de Hollande. Mais c'est seulement le surplus de la vitesse du sillage sur la vitesse de la mer. Sans doute. Mets-toi vite sur le parallèle du lieu de l'arrivée. Oui. Le moins d'écart possible. Méfie-toi des vents et des courants. Les premiers excitent les seconds. J'ai observé et j'observe. La marée est en ce moment contre le vent; mais tout à l'heure, quand elle courra avec le vent, nous aurons du bon. As-tu un routier? Non. Pas pour cette mer. Alors tu navigues à tâtons? Point. J'ai la boussole. La boussole est un œil, le routier est l'autre. Un borgne voit. Comment mesures-tu l'angle que fait la route du navire avec la quille? J'ai mon compas de variation, et puis je devine. Deviner, c'est bien; savoir c'est mieux. Christophe (Colomb) devinait. Quand il y a de la brouille et quand la rose tourne vilainement, on ne sait plus par quel bout du harnais prendre le vent, et l'on finit par n'avoir plus ni point estimé, ni point corrigé. Un âne avec son routier vaut mieux qu'un devin avec son oracle. Il n'y a pas encore de brouille dans la bise, et je ne vois pas de motif d'alarme. Les navires sont des mouches dans la toile d'araignée de la mer. Présentement, tout est en assez bon état dans la vague et dans le vent. Un tremblement de points noirs sur le flot, voilà les hommes sur l'océan. Je n'augure rien de mauvais pour cette nuit. Il peut arriver une telle bouteille à l'encre que tu aies de la peine à te tirer d'intrigue. Jusqu'à présent tout va bien. Jusqu'à présent tout va bien. Et c’est grâce à l’Europe que les navires vont par les mers.
Mais le pire, n’est pas toujours sûr,
Vois-tu ? Quoi ? Cela. Quoi ? Là-bas. Du bleu. Oui. Qu'est-ce ? Un coin du ciel. Pour ceux qui vont au ciel, dit le capitaine. Pour ceux qui vont ailleurs, c'est autre chose. Et il souligne ces paroles d'énigme d'un effrayant regard perdu dans l'ombre. Il y a un silence. L'index osseux et rigide du capitaine est demeuré dressé comme en arrêt vers le coin bleu trouble de l'horizon. Le capitaine examine ce bleu, En effet, ce n'est pas du ciel, c'est du nuage. Nuage bleu pire que nuage noir. C'est le nuage de la neige. La nube de la nieve. Sais-tu ce que c'est que le nuage de la neige ? Non. Tu le sauras tout à l'heure. Mais pour l’instant je me retire. Jusqu’à présent tout allait bien. Jusqu’à présent tout allait bien.
Tout à coup la nuit est terrible.
Il n'y a plus d'étendue ni d'espace; le ciel s'est fait noirceur, et il se referme sur le navire. La lente descente de la neige commence. Quelques flocons apparaissent. On dirait des âmes. Rien n’est plus visible dans le champ de course du vent. On se sent livré. Tout le possible est là, piégé.
Moins de deux minutes après, nous sentons tout à coup une vague s’apaiser, et nous sommes enveloppés d’écume. Le bateau fait un brusque demi-tour par bâbord, et part dans cette nouvelle direction comme la foudre.
Où en sommes-nous ? Bon, parlez aux matelots. Manœuvrez rondement, ou nous courons à terre. De l’entrain ! De l’entrain ! Allons, mes enfants ! Courage, courage, mes enfants ! Vivement, vivement, vivement ! Ferlez le hunier. Attention au sifflet du capitaine. Souffle, tempête, jusqu’à en crever si tu peux. Et attention pas d’injures, ne réveillons pas les diables de la mer, nous allons avoir assez de soucis comme ça. Je crois que le moment est venu pour les âmes noires de se laver, et nous allons connaître le malheur de l’eau par dessus bord.
C'est le vent debout! Oui. C'est un tangage diabolique! Choisis d'autres mots. Oui. C'est le navire sur le chevalet ! Oui. C'est peut-être le mât rompu! Peut-être. Vous voulez que je gouverne à l'ouest! Oui. Je ne puis. En ce cas, fais ta dispute avec la mer comme tu voudras. Il faudrait que le vent changeât. Il ne changera pas de toute la nuit. Pourquoi ? Ceci est un souffle long de douze cents lieues. Aller contre ce vent-là! Impossible. Le cap à l'ouest, te dis-je! J'essaierai. Mais malgré tout nous dévierons. C'est le danger. La brise nous chasse à l'est. Ne va pas à l'est. Pourquoi? Capitaine, sais-tu quel est aujourd'hui pour nous le nom de la mort? Non. La mort s'appelle l'est. Je gouvernerai à l'ouest.
Cher second, je t’en prie, ne néglige rien. Où est le capitaine ? Montrez-vous des hommes. Restez en bas, je vous prie. Second, où est le capitaine ? Ne l’entendez-vous pas ? Vous troublez la manœuvre. Restez dans vos cabines, vous aidez la tempête. Voyons, mon cher, un peu de patience. Quand la mer en aura. Hors d’ici ! – Les vagues se soucient bien de la qualité de roi. En bas ! Silence ! Laissez-nous tranquilles.
Oui, où est le capitaine ? Que fait le capitaine ? Où est le capitaine ? Il doit craindre le vent, la pluie. Au fond de sa cabine, il a peur. Il sait que l’Enfer est vide de tous ses diables, qu’ils sont tous ici sur le pont en train de faire chalouper le bateau. Il a le tournis, il a la nausée. Peste. Diable. Bon Dieu. Séquestré. En huis clos. Non, pas mourir ainsi, ici.
Vacarme effroyable produit par le mugissement du vent dans le gréement et par les coups de mer qui balaient le pont.
On entend une voix : « Allez de l’avant et ordonnez à ces faillis de chiens de descendre dans la chambre, parce que là (…) » et puis plus rien. De nouveau le bruit du vent, le mugissement du vent, et le mât qui craque.
Tiens que voyons nous passer ? Mais c’est le coq ? Une embardée à emporter la mâture, et voilà notre bon coq qui pique du nez contre la porte. Vol plané. Émotions garanties. Un tour de manège gratis pour monsieur le coq. Il ne se relève pas. Est-il mort ou simplement assommé ?
Où est le capitaine ? Que fait le capitaine ? Oui, où est le capitaine ? Voiles déchirées, mat chancelant, cordages détachés. Le capitaine s’accroche comme il peut à ce qu’il peut. Il dandine comme une oie dans sa cabine, nagera-t-il comme un canard ? Toute la quantité d'effroi possible à un masque de pierre est peinte. Sa bouche laisse échapper ce mot: « A la bonne heure! »
Ce drôle me rassure singulièrement. Il n’a rien d’un homme destiné à se noyer ; tout son air est celui d’un gibier de potence. Bon Destin, tiens ferme pour la potence, et que la corde qui lui est réservée nous serve de câble, car le nôtre ne nous est pas bon à grand-chose. S’il n’est pas né pour être pendu, notre sort est pitoyable.
Amenez le mât de hune. Allons, plus bas, plus bas. Mettez à la cape sous la grande voile risée. Maudits soient leurs hurlements ! Leur voix domine la tempête et la manœuvre. La peste soit de tes poumons, braillard, blasphémateur, mauvais chien ! Manœuvrez donc vous-même. Puisses-tu être pendu, maudit roquet ! Puisses-tu être pendu, vilain drôle, insolent criard ! Nous avons moins peur d’être noyés que toi. Je garantis qu’il ne sera pas noyé, le vaisseau fût-il mince comme une coquille de noix, et ouvert comme la porte d’une dévergondée. (la porte est hors de ses gongs, le temps est hors de ses gongs, tout cela ne présage rien de bon, être ou ne pas être dans la tempête, ce n’est plus du tout la question. Pas le choix. On y est, on y reste, comme disait l’autre – mais où est le capitaine ? ) Serrez le vent ! Serrez le vent ! Prenons deux basses voiles et élevons-nous en mer. Au large ! Si nous ne pouvons être sur les flots, tentons de nous élever dans les cieux. Nous ne sommes pas des canards sur une mare tranquille.
Une lame énorme frappe le brick du côté du vent, et on va chavirer c’est sûr. Pendant quelques instants, impossible de penser à autre chose. Et que faire ? Surtout. On ne peut pas faire jouer les pompes. Allons abattre le mât de misaine et de misère. Mais ce n’est pas facile d’abattre la misaine et la misère en position inclinée. On va y arriver. C’est sûr. On va pas crever comme ça comme des chiens mouillés, comme des poules mouillées, alors que tout commençait si bien. Oui, une si belle histoire ne peut pas se terminer si mal. Il y a une issue (de secours), on va la trouver.
Mais où est le capitaine ? Combien de marins sont passés par-dessus bord ? Combien de marins emportés dans les fonds sombres de la mer ? Et lui, le capitaine, toujours dans sa cabine, en train de pleurer comme un petit enfant, car il a peur de mourir, car il aurait bien préféré finir ses jours dans un lit aux draps propres et blancs. Ça y est il a vomi, son midi et son quatre heures aussi. Les convenances ? Par dessus bord, avec les marins sacrifiés.
Tout est perdu. En prières ! En prières ! Tout est perdu. Quoi ! Faut-il que nos bouches soient glacées par la mort ? Ma patience est à bout. Nous périssons par la trahison de ces ivrognes. Ce bandit au gosier énorme, je voudrais le voir noyé et roulé par dix marées. Il n’en sera pas moins pendu, quoique chaque goutte d’eau jure le contraire et bâille de toute sa largeur pour l’avaler. Ou pendus, ou noyés ; nous n’avions pas d’autre option. Dieu a choisi pour nous. Il nous offre la tombe qui lave. Jetons à la mer nos crimes. Ils pèsent sur nous. Miséricorde ! Nous sombrons, nous sombrons… Adieu, ma femme et mes enfants. Mon frère, adieu. Nous sombrons, nous sombrons, nous sombrons. Allons tous périr. Allons prendre congé de la vie. Donner de bon cœur en ce moment mille lieues de mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n’importe. Que les décrets d’en haut soient accomplis ! Mais, au vrai, mieux aimé mourir à sec.
Oh! Ma cape neuve doublée d’écarlate! Oh! Mes pauvres bas de dentelle d’écorce de bouleau! Oh! Mes pendeloques d’argent pour aller à la messe de Marie!
Fanfaronnade, mais c’est la vérité : quelle magnifique mort que celle-ci, en face d’une si belle manifestation de Dieu.
Tant que nous pouvons gouverner, rien n'est perdu. Les œuvres vives tiennent bon. Des haches! Des haches! Le mât à la mer ! Dégagez le pont. Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. C’est l'affaire de quelques coups de cognée. On pousse le mât par-dessus le bord. Le pont est débarrassé. Maintenant prenez une drisse et amarrez-moi à la barre. On le lie au timon. Pendant qu'on l'attache, il rit. Il crie à la mer: Beugle, la vieille! Beugle! J'en ai vu de pires.
Pas le temps de respirer, une violente secousse, une des plus épouvantables lames qu’on eût su voir vient briser d’aplomb par dessus bord, emportant le capot d’échelle, enfonçant les écoutilles et inondant le navire d’un véritable déluge.
Un engloutissement d'écume couvre toute la poupe du navire. On entend dans cette mêlée d'eau et de nuit une dislocation. Quand l'écume se dissipe, quand l'arrière reparait, il n'y a plus ni marin, ni gouvernail. Tout a été arraché. La barre et l'homme qu'on vient d'y lier s'en sont allés avec la vague dans le pêle-mêle hennissant de la tempête. Avec le foc seulement nous pouvons fuir devant le vent. Passer maintenant la corde autour de la taille et l’attacher à un gros anneau. Seul moyen de rester en vie, de ne pas passer de l’autre côté de la mer, bleu de tombe, d’outre-tombe, et de cris et de pleurs.
Mais où est le capitaine ? Il pleure comme un enfant dans sa cabine, les doigts plein de vomis, il patauge dans sa merde. Mais c’est pas Dieu possible, il a chié dans son froc, de peur. Mais c’est incroyable, il tremble comme une feuille. Mais que va-t-on en faire de ce capitaine à la noix, qui n’est pas capable de prendre ses responsabilités.
Un long cri, un hurlement, comme jaillissant des gosiers de mille démons semble courir à travers l’espace et passer par-dessus le bateau. Intense agonie que nous ressentons tous. Les cheveux se dressent roides sur les têtes, le sang se congèle dans les veines, les cœurs cessent de battre.
Le désespoir a les poings solides. Une main d’enfant dans l’effroi a une étreinte de géant. L’angoisse fait un étau avec des doigts de femme. Une jeune fille qui a peur enfoncerait ses ongles roses dans du fer. Nous nous accrochons comme nous pouvons, nous nous tenons comme nous pouvons, nous nous retenons comme nous pouvons, mais les vagues, mais les flots, ne sont qu’épouvante du balaiement.
Pater noster qui es in coelis. Notre Père qui êtes aux cieux. Ar nathair ata ar neamh. Sanctificetur nomem tuum. Que votre nom soit sanctifié. Naomhtar hainm. Adveniat regnum tuum. Que votre règne vienne. Tigeadh do rioghachd. Fiat voluntas tua. Que votre volonté soit faite. Deuntar do thoil ar an Hhalàmb. Sicut in coelo, et in terra. Aucune voix ne répond plus. Baisser les yeux et attendre la mort. Tout coule, tout s’en va. Tout est fini ?
Où est le capitaine ? Bien planqué dans sa cabine, il est toujours vivant le bonhomme. Il est un des rares survivants.
Les rayons de lune semblent chercher le fin fond de l’immense gouffre ; mais nous ne pouvons rien distinguer à cause de l’épaisse écume qui enveloppe toute chose, et sur lequel plane un magnifique arc-en-ciel, semblable à un pont étroit et vacillant, passage entre le temps et l’éternité. Est-ce le chemin du Paradis ?
Et le vent tombe aussi vite qu’il s’est levé. Le ciel redevient clair, et la pleine lune se couche radieusement à l’ouest. C’est l’heure de l’accalmie. La profonde mer n’a plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continue de tomber. Par petits flocons légers. C’est presque joli à regarder, et les larmes monteraient presqu’aux yeux si les corps contenaient encore de quoi pleurer après les plaintes lancés au Créateur.
Quelque chose surnage, et s’en va sur le flot dans l’ombre. C’est une gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutient.
Et le capitaine ? Il se demande où est sa bouteille de rhum. Il se boirait bien une bonne rasade de rhum pour faire passer le goût de la peur et du vomis qui traîne dans sa bouche. Pour la merde au cul ? Pas de solution, il va devoir assumer et se présenter devant les survivants avec.
Pour une tempête, c’était une tempête tout de même. Elle a gagné par K.O.
(Extraits de Victor Hugo, Shakespeare, Edgar Alan Poe. Textes coupés et assemblés en écoutant Morton Feldman, 15 août 2008, à Tokyo, Japon)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire