mardi 27 septembre 2011

... la vue étant le plus universel...


Dernièrement, je montais son escalier, je m’aperçois que le rideau d’une porte vitrée, soigneusement fermé d’ordinaire, laissait passer un petit jour sur le côté. Je ne sais comment j’eus la curiosité d’y appliquer l’œil. Une femme d’une taille élancée, et de la plus admirable conformation, vêtue magnifiquement, était assise dans cette chambre devant une petite table, sur laquelle elle appuyait ses deux bras, les mains croisées. Elle était placée vis-à-vis la porte, et je pus contempler l’angélique beauté de son visage. Mais elle, tournée vers moi, semblait ne pas me voir, ou plutôt ses yeux avaient je ne sais quel regard fixe, comme dénué, pour ainsi dire, d’aucune puissance de vision. Elle me faisait l’effet d’une personne qui dormirait les yeux ouverts. Je me sentis tout troublé, et je me glissai silencieusement dans la salle du cours, voisine de cet endroit.
Il n'y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être. Et il est malaisé d'en trouver aucune qui l'augmente davantage que celle de ces merveilleuses lunettes qui, n'étant en usage que depuis peu, nous ont déjà découvert de nouveaux astres dans le ciel, et d'autres nouveaux objets dessus la terre, en plus grand nombre que ne sont ceux que nous y avions vus auparavant : en sorte que, portant notre vue beaucoup plus loin que n'avait coutume d'aller l'imagination de nos pères, elles semblent nous avoir ouvert le chemin, pour parvenir à une connaissance de la Nature beaucoup plus grande et plus parfaite qu'ils ne l'ont eue.
« Eh bien donc ! eh bien, des lounettes, — des lounettes pour mettre sul naso, voilà mes yeux à moi, — belli occhi, Signor ! » Et il sortait lunettes sur lunettes, si bien que toute la table commença à rayonner et à scintiller d’une singulière façon. Nathanael voyait des milliers d’yeux croiser sur lui leurs regards et s’agiter convulsivement, mais sans pouvoir détourner sa vue de cet aspect ; et Coppola déposait toujours plus de lunettes sur la table, et de nouveaux yeux étincelants lançaient des éclairs de plus en plus redoutables sur Nathanael, qui sentait leurs rayons d’un rouge de sang pénétrer ardemment dans sa poitrine. Excédé de cette terreur insensée, il s’écria : « Arrête ! arrête, homme enragé ! » — Il saisit en même temps par le bras Coppola, qui portait de nouveau la main à ses poches pour en sortir encore d’autres lunettes, quoique la table en fût déjà toute couverte. Coppola dégagea doucement son bras avec un rire sourd et déplaisant, et dit : « Ah ! — rien pour vous ? — ma ici souperbes verres ! » — Il avait ramassé et empoché toutes ses lunettes, et il tira de la poche latérale de son habit force lorgnettes de toutes les dimensions.
Il y a environ trente ans, qu'un nommé Jacques Metius , de la ville d'Alcmar en Hollande, homme qui n'avait jamais étudié, bien qu'il eût un père et un frère qui ont fait profession des mathématiques, mais qui prenait particulière­ment plaisir à faire des miroirs et verres brûlants, en composant même l'hiver avec de la glace, ainsi que l'expérience a montré qu'on en peut faire, ayant à cette occasion plusieurs verres de diverses formes, s'avisa par bonheur de regarder au travers de deux, dont l'un était un peu plus épais au milieu qu'aux extrémités, et l'autre au con­traire beaucoup plus épais aux extrémités qu'au milieu, et il les appliqua si heureusement aux deux bouts d'un tuyau, que la première des lunettes dont nous parlons, en fut composée. Et c'est seulement sur ce patron que toutes les autres qu'on a vues depuis ont été faites, sans que personne encore, que je sache, ait suffisamment déterminé les figures que ces verres doivent avoir.
Dès que les lunettes eurent disparu, Nathanael redevint tout-à-fait calme, et en pensant à Clara, il vit bien que cette illusion de sorcellerie n’avait de fondement que dans son esprit, et que Coppola ne pouvait être qu’un simple mécanicien, un honnête opticien, et nullement un odieux fantôme ni le ménechme de Coppelius. D’ailleurs tous les verres que Coppola venait d’étaler de nouveau sur la table n’offraient rien d’extraordinaire ni aucune fascination diabolique comparable à celle des lunettes. Aussi Nathanael résolut, par forme de réparation, d’acheter effectivement quelque chose à Coppola. Il prit une petite lorgnette de poche très-artistement travaillée, et alla pour l’essayer à la fenêtre. De sa vie, il n’avait encore rencontré un verre qui rapprochât et peignit aux yeux les objets avec autant de netteté, de précision et de justesse. Il regarda par hasard dans la chambre de Spallanzani : Olympie était assise comme à l’ordinaire devant la petite table, les bras appuyés dessus et les mains croisées. Nathanael vit alors pour la première fois l’admirable régularité des traits d’Olympie ; ses yeux seulement paraissaient étrangement fixes et inanimés. Mais à force de regarder attentivement à travers la lorgnette, il lui sembla voir comme d’humides rayons lunaires se réfléchir dans les yeux d’Olympie, et la puissance visuelle s’y introduire par degrés, et le feu de ses regards devenir de plus en plus ardent et vivace. Nathanael était retenu à la fenêtre comme ensorcelé, et ne pouvait se lasser de contempler la céleste beauté d’Olympie.
Car, bien qu'il y ait eu depuis quantité de bons esprits, qui ont fort cultivé cette matière, et ont trouvé à son occasion plusieurs choses en l'Optique, qui valent mieux que ce que nous en avaient laissé les anciens, toutefois, à cause que les inventions un peu malaisées n'arrivent pas à leur dernier degré de perfection du premier coup, il est encore demeuré assez de difficultés en celle-ci, pour me donner sujet d'en écrire. Et d'autant que l'exécution des choses que je dirai doit dépendre de l'industrie des artisans, qui pour l'ordinaire n'ont point étudié, je tâcherai de me rendre intelligible à tout le monde, et de ne rien omettre, ni supposer, qu'on doive avoir appris des autres sciences.
Le rideau de la chambre fatale était soigneusement tiré. Nathanael ne put entrevoir Olympie ni de cet endroit, ni même de sa fenêtre, deux jours durant, quoiqu’il s’absentât à peine et qu’il eut continuellement l’œil appliqué à la lorgnette de Coppola. Le troisième jour on mit des rideaux aux croisées. — Absolument désespéré, dévoré d’ardeur et de désirs, Nathanael s’enfuit hors de la porte de la ville. L’image d’Olympie flottait devant lui dans les airs, elle surgissait du buisson, elle frappait ses yeux dans le miroir du ruisseau et le poursuivait partout de regards étincelants. Le souvenir de Clara était complètement effacé dans son esprit. Il ne pensait à rien qu’à Olympie, il allait se plaignant à haute voix et d’un ton langoureux : « Ô toi ! ma sublime étoile d’amour ! ne m’as-tu donc apparu que pour t’éclipser aussitôt et me laisser perdu sans espérance dans d’épaisses ténèbres ! »

Aucun commentaire: