lundi 19 septembre 2011

La Reine des Neiges-2


DEUXIEME HISTOIRE
UN PETIT GARÇON ET UNE PETITE FILLE


Nous habitons dans une grande ville, où il y a tant de maisons et tant de monde qu'il ne reste pas assez de place pour que chaque famille puisse avoir son petit jardin. Nous sommes pauvres, nous sommes deux enfants, nous sommes deux enfants pauvres, mais nous avons un petit jardin. Nous ne sommes pas frère et sœur, mais nous nous aimons autant que si nous l’étions. Nos parents habitent juste en face les uns des autres, là où le toit d'une maison touchait presque le toit de l'autre, séparés seulement par les gouttières. Une petite fenêtre s'ouvre dans chaque maison, il suffit d'enjamber les gouttières pour passer d'un logement à l'autre. Les familles ont chacune devant sa fenêtre une grande caisse où poussent des herbes potagères dont elles se servent dans la cuisine, et dans chaque caisse pousse aussi un rosier qui se développe admirablement. Un jour, nos parents ont l'idée de placer les caisses en travers des gouttières de sorte qu'elles se rejoignent presque d'une fenêtre à l'autre et forment un jardin miniature. Les tiges de pois pendent autour des caisses et les branches des rosiers grimpent autour des fenêtres, se penchent les unes vers les autres, un vrai petit arc de triomphe de verdure et de fleurs. Comme les caisses sont placées très haut, nous savons que nous n'avons pas le droit d'y grimper seuls, mais on nous permet souvent d'aller l'un vers l'autre, de s'asseoir chacun sur notre petit tabouret sous les roses, et nous ne jouons nulle part mieux que là. L'hiver, ce plaisir-là est fini. Les vitres sont couvertes de givre, mais alors nous faisons chauffer sur le poêle une pièce de cuivre et la plaçons un instant sur la vitre gelée. Il se forme un petit trou tout rond à travers lequel épie à chaque fenêtre un petit œil très doux, le mien d’un côté, celui de mon amie de l'autre. Je m'appelle Kay et elle s’appelle Gerda. L'été, nous pouvons d'un bond venir l'un chez l'autre ; l'hiver il faut d'abord descendre les nombreux étages d'un côté et les remonter ensuite de l'autre. Dehors, la neige tourbillonne.
— Ce sont les abeilles blanches qui papillonnent, dit la grand-mère.
— Est-ce qu'elles ont aussi une reine ? je demande.
— Mais bien sûr, dit grand-mère. Elle vole là où les abeilles sont les plus serrées, c'est la plus grande de toutes et elle ne reste jamais sur la terre, elle remonte dans les nuages noirs.
— Nous avons vu ça bien souvent, nous disons.
Et ainsi ils surent que c'était vrai.
  Est-ce que la Reine des Neiges peut entrer ici ? demande ma petite amie.
   Elle n'a qu'à venir, je dis, je la mettrai sur le poêle brûlant et elle fondra aussitôt.
Le soir, à moitié déshabillé, je grimpe sur une chaise près de la fenêtre et regarde par le trou d'observation. Quelques flocons de neige tombent au-dehors et l'un de ceux-ci, le plus grand, atterrit sur le rebord d'une des caisses de fleurs. Ce flocon grandit peu à peu et finit par devenir une dame vêtue du plus fin voile blanc fait de millions de flocons en forme d'étoiles. Elle est belle, si belle, faite de glace aveuglante et scintillante et cependant vivante. Ses yeux étincellent comme deux étoiles, mais il n'y a en eux ni calme ni repos. Elle fait vers la fenêtre un signe de la tête et de la main. Tout effrayé, je saute à bas de la chaise, il me semble alors qu'un grand oiseau, au- dehors, passait en plein vol devant la fenêtre. Le lendemain est un jour de froid clair, puis vient le dégel et le printemps.
Cet été-là les roses fleurissent magnifiquement, Gerda a appris un psaume où l'on parle des roses, cela lui fait penser à ses propres roses et elle me chante cet air, et je chante avec elle :
Les roses poussent dans les vallées où l'enfant Jésus vient nous parler.
Nous nous tenons par la main, nous baisons les roses, admirons les clairs rayons du soleil de Dieu et leur parlons comme si Jésus était là. Quels beaux jours d'été où il est si agréable d'être dehors sous les frais rosiers qui semblent ne vouloir jamais cesser de donner des fleurs ! nous sommes assis à regarder le livre d'images plein de bêtes et d'oiseaux - l'horloge sonne cinq heures à la tour de l'église - quand brusquement je m'écrie :
— Aïe, quelque chose m'a piqué au cœur et une poussière m'est entrée dans l'œil.
Mon amie me prend par le cou, regarde dans mon œil, je cligne des yeux, non, on ne voit rien.
— Je crois que c'est parti, je dis.
Mais ce ne l'est pas du tout ! C'est un de ces éclats du miroir ensorcelé dont nous nous souvenons, cet affreux miroir qui fait que tout ce qui est grand et beau, réfléchi en lui, devient petit et laid, tandis que le mal et le vil, le défaut de la moindre chose prenne une importance et une netteté accrues.
Le pauvre Kay a aussi reçu un éclat juste dans le cœur qui sera bientôt froid comme un bloc de glace. Il ne sent aucune douleur, mais le mal est fait.
— Pourquoi pleures-tu ? je crie, tu es laide quand tu pleures, est-ce que je me plains de quelque chose ? Oh! cette rose est dévorée par un ver et regarde celle-là qui pousse tout
de travers, au fond ces roses sont très laides.
Je donne des coups de pied dans la caisse et arrache les roses. - Kay, qu'est-ce que tu fais ? crie mon amie. Et lorsque je vois son effroi, j’arrache encore une rose et rentre vite par sa fenêtre, et je laisse là la charmante petite Gerda, ma charmante amie.
Quand par la suite elle apporte le livre d'images, je déclare qu'il est tout juste bon pour les bébés et si grand-mère gentiment raconte des histoires, j’ai toujours à redire, parfois je marche derrière elle, mets des lunettes et imite, à la perfection du reste, sa manière de parler ; les gens en rient.
Bientôt je commence à parler et à marcher comme tous les gens de sa rue pour me moquer d'eux.
On se met à dire : « Il est intelligent ce garçon-là ! » Mais c'est la poussière du miroir qu'il a reçue dans l'œil, l'éclat qui s'est fiché dans son cœur qui sont la cause de sa transformation et de ce qu'il taquine la petite Gerda, sa petite amie, laquelle l'aime de toute son âme.
Nos jeux changent complètement, ils deviennent beaucoup plus réfléchis. Un jour d'hiver, comme la neige tourbillonne au-dehors, j’apporte une grande loupe, étale sa veste bleue et laissa la neige tomber dessus.
— Regarde dans la loupe, Gerda, je dis.
Chaque flocon devient immense et ressemble à une fleur splendide ou à une étoile à dix côtés. - Comme c'est curieux, bien plus intéressant qu'une véritable fleur, ici il n'y a aucun défaut, ce seraient des fleurs parfaites - si elles ne fondaient pas.
Peu après j’arrive portant de gros gants, j’ai mon traîneau sur le dos, je crie aux oreilles de Gerda :
— J'ai la permission de faire du traîneau sur la grande place où les autres jouent ! Et me voilà parti.
Sur la place, les garçons les plus hardis attachent souvent leur traîneau à la voiture d'un paysan et se font ainsi traîner un bon bout de chemin. C'est très amusant. Au milieu du jeu ce jour-là arrive un grand traîneau peint en blanc dans lequel est assise une personne enveloppée d'un manteau de fourrure blanc avec un bonnet blanc également. Ce traîneau fait deux fois le tour de la place et je peux y accrocher rapidement mon petit traîneau.
Dans la rue suivante, nous allons de plus en plus vite. La personne qui conduit tourne la tête, me fait un signe amical comme si elle me connait. Chaque fois que je veux détacher mon petit traîneau, cette personne me fait un signe je n’ose plus bouger ; nous sommes bientôt aux portes de la ville, nous les dépassons même. Alors la neige se met à tomber si fort que je ne vois plus rien devant moi, dans cette course folle, je saisis la corde qui m'attache au grand traîneau pour me dégager, mais rien n'y fait. Mon petit traîneau est solidement fixé et mène un train d'enfer derrière le grand. Alors je me mets à crier très fort mais personne ne m'entent, la neige me cingle, le traîneau vole, parfois il fait un bond comme s'il saute par-dessus des fossés et des mottes de terre. Je suis épouvanté, je  veux dire ma prière et seule ma table de multiplication me vient à l'esprit.
Les flocons de neige deviennent de plus en plus grands, à la fin on dirait de véritables maisons blanches ; le grand traîneau fait un écart puis s'arrête et la personne qui le conduit se lève, son manteau et son bonnet ne sont faits que de neige et elle est une dame si grande et si mince, étincelante : la Reine des Neiges.
­— Nous en avons fait du chemin, dit-elle, mais tu es glacé, viens dans ma peau d'ours.
Elle me prend près d'elle dans le grand traîneau, m'enveloppe du manteau. Il me semble tomber dans des gouffres de neige.- As-tu encore froid ? demanda-t-elle en m'embrassant sur le front.  Son baiser est plus glacé que la glace et me pénètre jusqu'au cœur déjà à demi glacé. Je crois mourir, un instant seulement, après je me sens bien, je ne remarque plus le froid.  «Mon traîneau, n'oublie pas mon traîneau.» C'est la dernière chose dont je me souviens.

Le traîneau est attaché à une poule blanche qui vole derrière eux en le portant sur son dos. La Reine des Neiges pose encore une fois un baiser sur mon front, alors je sombre dans l'oubli total, j’ai oublié Gerda, ma grand-mère et tout le monde à la maison.
— Tu n'auras pas d'autre baiser, dit-elle, car tu en mourrais.
Je la regarde. Qu'elle est belle, je ne peux  m'imaginer visage plus intelligent, plus charmant, elle ne me semble plus du tout de glace comme le jour où je l'ai aperçue de la fenêtre et où elle m’a fait des signes d'amitié ! A mes yeux elle est aujourd'hui la perfection, je n'ai plus du tout peur, je lui raconte que je sais calculer de tête, même avec des chiffres décimaux, que je connais la superficie du pays et le nombre de ses habitants. Elle me sourit ... Alors il me semble que je ne sais au fond que peu de chose et mes yeux s'élèvent vers l'immensité de l'espace. La reine m'entraîne de plus en plus haut. Nous volons par-dessus les forêts et les océans, les jardins et les pays. Au-dessous de nous le vent glacé siffle, les loups hurlent, la neige étincèle, les corbeaux croassent, mais tout en haut brille la lune, si grande et si claire.
Au matin, je dors aux pieds de la Reine des Neiges.

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